
Dans un précédent article (1) nous avons accompagné le roi Chualongkorn dans la visite qu’il fit, lors de son voyage privé en Europe en 1907, au Salon des artistes français qui, depuis 1881 se tient tous les ans au Grand Palais. Il y fit l’acquisition singulière de deux toiles, l’une d’Henri-Léon Jacquet et l’autre de Lucien-Hector Jonas qui révèlent sinon un goût du moins un choix singulier dans le réalisme, une manifestation de mineurs chantant l’Internationale drapeaux rouges en tête

et une procession pieuse d’enfants de Marie chantant probablement Je suis Chrétien. Nous avions faire cette découverte singulière à la lecture de l’un des volumes de l’ouvrage d’Émile Langlade « Artistes de mon temps, » vaste recueil de biographies artistiques d’autant plus précieux qu'il évoque nombre de peintres dits « secondaires » ou oubliés dont l'œuvre, pour une part notable d’entre eux, demeure en partie à découvrir.

Dans le premier volume de cette anthologie, il nous fit découvrir une artiste peintre tout autant oubliée du grand public et du monde de l’art que les deux précédents, Suzanne-Raphaëlle Lagneau dont le talent retint, 15 ans plus tard, l’attention du roi Vajiravudh et de son demi-frère, le prince Mahidol, grand-père de l’actuel souverain. C’est la raison pour laquelle nous avons tenu à lui rendre un bref hommage bien que les renseignements sur elle soient squelettiques en dehors de ce que nous a appris Langlade.Elle est née à Paris (en 1890 ?) d’une mère appartenant à l'Opéra-Comique, elle-même fille d’un compositeur de musique. Nous ignorons tout d’eux. Son père était sculpteur et n’est pas tombé dans un total oubli. Il apparaît comme sculpteur dans le Catalogue illustré du Salon de la société des artistes français pour l’année 1890 où il expose un buste en plâtre de Madame J.N. qui n’y est malheureusement pas reproduit. Nous l’avons toutefois retrouvé dans le nouveau monde puisqu’une galerie d’art canadienne a mis en vente en 2018 une pendulette comportant une statuette en bronze baptisée « surprise » sur socle en marbre évaluée à 900 dollars canadiens (i.e. environ 600 euros 2018)

et qu’une statuette en bronze représentant une vierge à l’enfant de 25 cm de haut a été déclarée volée par une galerie de New-York en 2018 qui en a diffusé « à toutes fins » la reproduction sur Internet. La facture en est évidemment très classique, le Salon n’admettant pas les fantaisies modernistes.
« Ainsi, l'Art tenait allumées plusieurs étoiles dans le ciel de son berceau » nous dit joliment Langlade.
Son enfance se déroule dans la très verdoyante petite commune de Verrières-le-Buisson au sud de Paris toujours connu pour son arboretum.

C’est Langlande qui va nous dérouler son curriculum vitae.
Comme à l'école elle montrait déjà des dispositions pour le dessin, son père décida de la pousser vers le professorat. Elle a suivi cette voie dès 1915, mais les succès, dus à son talent, lui firent dépasser ces ambitions premières. Elle entre à l'Ecole des Beaux-Arts, où, naturellement, on l'avait envoyée chez le « Père Humbert », comme on appelait ce professeur. Son atelier était le seul dans lequel on admettait, à cette époque, les élèves femmes (2).

Elle commence une carrière semble-t-il très classique que nous décrit Langlade (3).

La découverte de l’orientalisme
Elle découvrit, nous ne savons comment, des sujets tirés des grands poèmes de l'Inde, essentiellement le Ramayana et la Baghavata Purana. Elle étudie et illustre ces légendes : « Dans la magnificence de décors luxuriants et d'une coloration somptueuse, elle a traité, avec une richesse d'imagination et une perfection de dessin inouïe, maintes scènes qui ont forcé l'attention, et, dès 1914, elle exposait un panneau décoratif, où figurait une Déesse hindoue » (Langlade). En 1922, elle envoya au Salon une illustration du Ramayana qui le fit alors connaître du grand public et l'incita à persévérer dans la voie orientale. Nous connaissons d’elle une toile exposée à l'Exposition coloniale des Artistes français la Naissance de Lakmi (Lakshmi) déesse de la Beauté et de l'Abondance, ou le Baratement de la Mer de Lait d'où elle sort, comme Vénus sortait de l'onde.

C’est probablement cette réputation de distinguée orientaliste qui attira l’attention du roi Rama VI par l’intermédiaire de la légation siamoise et celle du Prince Mahidol en visite en France.

Les visites royale et princière
Elle effectua au début de l’année 1923 un voyage en Tunisie. De retour de ce voyage, elle eut un jour, à son atelier, la visite du Ministre de Siam à Paris venant faire l'achat de plusieurs tableaux pour le compte du Roi son maître. Langlade nous décrit la visite « Mlle Lagneau eut la surprise de voir entrer ce Ministre, portant à la main avec dignité, un superbe cornet de cuivre, comme si c'était là l'insigne de sa fonction ou de son grade. Mais ce cornet bien astiqué et tout miroitant n'était, tout simplement, qu'un cornet acoustique, car le Ministre était extraordinairement sourd » (4).

Si l’acquisition par Rama V de la Scène de grève à Anzin ou de la Procession de matelottes au Courgain avait de quoi surprendre, l’achat d’œuvre représentant les légendes millénaires de l’Asie séculaires fut une consécration pour l'artiste qui les a interprétées et l'affirmation que ces compositions étaient bien conçues dans l'esprit qui convenait. Nous ignorons malheureusement quelles toiles acquit le souverain siamois. Quelques temps plus tard son demi-frère, le Prince Mahidol, lui acheta également six tableaux, dont deux scènes du Ramayana et quatre illustrations des Contes des Mille et une Nuits. La présence du prince Mahidol à Paris nous permet de situer cet épisode à l’automne 1923 (5).

Mademoiselle Lagneau va continuer cette carrière d’illustratrice d’ouvrages orientalistes, contes arabes, contes indiens, Flaubert,

Kipling

Henry Bordeaux

et aussi Tartarin de Tarascon et les fables de Lafontaine tout en continuant d’exposer dans de nombreux salons où elle recueille mentions et médailles.

Elle mena en parallèle une carrière de professeur dans les École de la ville de Paris jusqu’en 1945. Elle publié en 1924 à destination de ses élèves un ouvrage technique et didactique « Adaptation du décor à la forme » (6). La date de sa mort est incertaine (1950 ?).

Elle n’est pas inconnue sinon du grand public du moins du monde restreint des bibliophiles : les ouvrages qu’elle a illustrés, tous dans des éditions de luxe à tirage limité se retrouvent souvent dans les ventes publiques spécialisées.

NOTES
(1) Voir notre article 281 « HENRI-LÉON JACQUET ET LUCIEN-HECTOR JONAS, DEUX PEINTRES FRANÇAIS DISTINGUÉS PAR LE ROI CHULALONGKORN AU SALON DES ARTISTES FRANÇAIS Á PARIS EN 1907 »
(2) Ferdinand Humbert tout en enseignant à l’école des Beaux-arts appartint aux peintres officiels de la troisième république, il réalisa de nombreuses peintures murales au Panthéon et fut le portraitiste à la mode.
(3) En 1911 elle parut pour la première fois au Salon des Artistes français, dans la Section des Arts décoratifs, avec un panneau représentant une Ondine; et, l'année suivante, avec un écran gravé au feu : l'Automne. Mlle Lagneau se cherchait encore. Cependant, elle exposa, en 1913, quatre petits panneaux, d'une composition heureuse et originale et d'un dessin parfait, qui lui valurent une Mention honorable. Ces panneaux représentaient les Saisons ; c'était un vieux sujet, que de fois évoqué par les peintres et chanté par les poètes. Elle avait su le renouveler, en le présentant sous les titres de la Sève, la Joie estivale, les Fils de la Vierge et le Sommeil de la Nature. Déjà son talent s'affirmait, et elle dégageait sa personnalité…
(4) Nous n’avons pu déterminer quel était de diplomate. L’ambassadeur en titre était le prince Charoon que nous n’avons jamais vu avec un cornet acoustique à l’oreille notamment dans les nombreuses photographies du Congrès de Versailles.
(5) La chronique des mondanités (Le Figaro du 20 octobre 1923) nous apprend que le prince et son épouse ont quitté Marseille le 19 octobre 1923 sur le paquebot Chambord.
(6) « Cet ouvrage, orné de très nombreuses planches, s'oppose à une tendance fâcheuse de la génération artistique actuelle qui semble considérer comme secondaire la recherche consciencieuse de la composition décorative et des exigences variées du cadre. Comme si quelque chose de grand et d'utile pouvait être créé sans une base géométrique bien déterminée. La confusion des genres est le signe certain des époques de décadence. Ouvrage d'un indiscutable intérêt d'art ». (Analyse critique dans « L’art et les artistes » n° 50, octobre 1924).
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douglas hawes 01/01/2020 20:07
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 01/01/2020 22:37