
Un article du « Le Petit Journal » avec Reuters du 04/10/2019 (1) révélant des expulsions forcées subies par des autochtones privés de reconnaissance légale de leurs droits coutumiers collectifs et individuels sur leurs terres et leurs ressources, est l'occasion pour nous de faire le point sur les minorités ethniques de Thaïlande à travers les nombreux articles que nous leur avons consacré. (2)
Dès mai 2011, en commençant notre présentation de l'Isan, nous découvrions avec la lecture de l'article de Jacques Ivanoff, « Construction ethnique et ethno-régionalisme en Thaïlande » que les Siamois étaient minoritaires en Thaïlande, qu'ils constituaient environ. 40 % de la population, et que d'autres ethnies y vivaient comme les Isan (ou Lao Thais (31%) au Nord-Est, les Muangs (ou Yuans) (10%) au Nord, les Thaïs du Sud (ou Pak Tai) (4%) au Sud, les Thaïs musulmans (1%) au Centre et Sud, d'autres groupes thaïs (Shan, etc.) (2%) au Centre et Ouest montagneux, des Sino-Thais et Chinois (10%) dans les régions urbaines (Surtout à Bangkok), des groupes austro-asiatiques (2,2%) comme les Khmers à l'Est frontalier, les Môns au Centre, les Kuis au Nord-Est, et d'autres comme les Lahus, les Lawas, etc, dans le Nord montagneux, des Austronésiens (Malais) (3%) au Sud frontalier, et des groupes montagnards (1%) au Nord et Nord Ouest (Karens (tibéto-birman, Hmongs et Yaos, autres Hmongs et Yaos).

Nous découvrions aussi pour la Région de l'Isan, que si tous utilisait le thai standard imposé par la politique de « thaïfication », on y parlait aussi de nombreuses langues et/ou dialectes (Comme le cambodgien, le langage de Khorat, le koui ou souaï, le Phouthaï, le Mon, le Phouan, le Lô, le thaïyô, le Brou, le Yoï) (Cf Notre article18. Notre Isan : Langues et dialectes en Isan (3)) Nous avions alors proposé un inventaire, sommaire il est vrai, de 22 de ces ethnies en nous appuyant sur les travaux de l'Université Mahidol. (Cf. Notre article « Isan, le crépuscule des ethnies ? »(3) )

Nous apprenions également qu'au Sud, à la frontière malaise, les provinces de Yala, Narathiwat et Pattani étaient majoritairement d'ethnie malaise et de confession musulmane, et étaient secoués par des mouvements autonomistes ou séparatistes depuis des décennies. (Déjà plus de 7000 morts en 2019). Nous en étions émus au début de ce blog et avions essayé le 27 février 2011 de comprendre ce conflit (Cf. « Terrorisme ou insurrection séparatiste dans le Sud de la Thaïlande ? » (4) ) et avions le 13 septembre 2017 fait une mise au point devant la reprise de la rébellion indépendantiste musulmane avec sa liste des morts touchant des soldats, enseignants, élus locaux, collaborateurs locaux des forces de l'ordre, des moines même, des civils. Malheureusement le conflit persiste en 2019 et récemment « Des dirigeants de l'opposition et des universitaires doivent faire face à des accusations de sédition par l'armée. Ils (ont) osé évoquer la possibilité d'une décentralisation de certains pouvoirs dans le sud troublé du pays. » (RFI ww.rfi.fr/asie-pacifique/20191006-thailande-armee-accusation-opposants-sedition). (Cf. Notre article A 234.(5))

De même la lecture de l'article « L’État et les minorités ethniques, La place des « populations montagnardes » (chao khao) dans l’espace national », de Yves Goudineau et Bernard Vienne (In « Thaïlande Contemporaine ») nous avait livré quelques clés de compréhension de cette autre « réalité » qu'est le Nord-Est montagneux. (Cf. Nos deux articles (6))

En effet, si la Thaïlande des Thaïs s’est construite sur une seule identité thaïe, une langue, une nation, une royauté, une religion, un processus historique rendu nécessaire par les « velléités » colonisatrices anglaises et françaises, l’obligeant à tracer les frontières au XIXe siècle, elle savait que des multiples ethnies s'y étaient installées, au fil des migrations successives.
Elles formaient un espace montagnard de petites communautés appartenant à une multitude d’ethnies, plus ou moins autonomes les unes par rapport aux autres et par rapport à la société dominante. « Un espace structuré par un réseau de relations économiques, sociales, voire politiques, dont les chao khao, même s’ils en constituent la trame, ne sont pas les seules composantes. » (Cf. les Ho, les Chinois du Guomindang, les zones grises du commerce illicite (7))

« Les chao khao représentent actuellement un faible pourcentage (moins de 3% de la population thaïlandaise, mais ils sont près de 50% dans une région comme celle de Mae Hong Son. » La notion chao khao a été officialisée dans les textes à partir de 1959. Elle « désigne les groupes montagnards non Tai pour lesquels l’État reconnaît une nécessaire intégration à terme dans l’espace social national, matérialisée par l’acquisition de la citoyenneté thaïlandaise. »

Yves Goudineau et Bernard Vienne, après avoir rappelé que chaque ethnie a sa micro-histoire, font deux distinctions.
L'une historique, entre les populations perçues comme autochtones et celles dont la migration dans le Nord de la Thaïlande ne remonte pas au deçà du XIXe, comme les Lana, les Karens et certains Tin, Khmu (et des Mlabri), descendants des Austro-asiatiques installés avant la conquête faite par les Môns, et formant un substrat du système montagnard à l’époque des princes de Chiang Maï, et les Lahus, Akha, Lisu venus du sud-ouest de la Chine, les Yao venus de Chine mais des provinces du Guangdong, du Guangxi et du Yunnan, et les Hmong, fuyant la Chine après les répressions de 1795 et de 1853 via le Viet-Nam, le Laos et les Etats Shan en Birmanie.

Et l'autre d'ordre ethnolinguistique faisant apparaître dix groupes distincts : Austro-asiatiques de la branche mône-khmère (Lawa, Htin, Khmu, Mlabri), la branche tibéto-birmane (Akha, Lahu, Lisu et Karen) et la branche miao-yao, (Yao et Hmong). (Pour en savoir plus sur l'identité de ces 10 groupes et sur l'histoire de leurs migrations: Cf. Nos deux articles 145 et 147 (6))
Yves Goudineau et Bernard Vienne, n'ont pas manqué de signaler que leur approche ne pouvait qu'être sommaire dans le cadre d'un article. En effet, comment présenter 10 ethnies, dix peuples, dix cultures, dix histoires, dix économies, en 10 pages !
Qui plus est, disaient-ils, chacune ayant des micro-histoires, avec des groupes qui ont choisi des stratégies différentes dans leur rapport à la nation thaïlandaise, entre l’intégration, le rejet, leur vie entre deux cultures, deux modes économiques, (voire trois pour certains avec l’économie illicite de la drogue), dans leur interaction différente par rapport aux autres communautés, l’administration thaïlandaise, l’économie monétaire, le tourisme, etc ; avec les différentes situations à l’intérieur de chaque communauté, selon la date de leur immigration dans le pays, les choix familiaux et individuels, entre la montagne et le plaine, le système montagnard et le développement national, le village montagnard et la ville, la langue de la communauté et le thaïlandais, la culture traditionnelle et l’école nationale, la religion traditionnelle, le bouddhisme et le christianisme, et les nouvelles « religions » de la consommation et de l’internet. (6)
Toutefois, il faut signaler une évolution (voire une révolution) importante que la presse francophone locale a totalement occultée.
Alors qu'en 2011, Yves Goudineau et Bernard Vienne rappelait qu' « Il n’y a pas officiellement en Thaïlande de « minorités » ethniques » ; un statut particulier qui serait accordé sur une identité d’ordre ethnique ou culturelle », bien que l’Etat a promu des programmes spécifiques d’intervention (une administration, les projets du roi, des plans, des projets de développement …) et émis des cartes d’identification portant mention d’identités particulières, en 2017 la Thaïlande reconnaissait officiellement 62 ethnies dans le pays. (Cf. Notre article sur les projets du roi (8)),


Nous avons consacré un article à ce sujet. (9)
Cette reconnaissance ne porte pas atteinte à la structure unitaire de l’Etat thaï puisque – faut –il le rappeler (ce qui n’est pas le cas en France) aucune des constitutions dont le pays s’est doté depuis 1932 n’a jamais défini la langue thaïe comme langue officielle. Nous avions abordé à plusieurs reprises la question du maintien des dialectes voire de la renaissance de l’écriture traditionnelle dans notre région de l’Isan (10).

Il semble qu’un mouvement similaire se développe également dans la région du Nord, l’ancien Lanna, qui avait son langage spécifique et son écriture. La reconnaissance officielle est basée sur un classement linguistique :
La famille des langues taï qui comprend 24 groupes
La famille des langues austro-asiatiques qui en comprend 22,
La famille des langues sino-tibétaines qui en comprend 11,
La famille des langues qualifiées de « austro-asian » ce qui correspond au malais et au langage des peuples de la mer qui en comprend 3
La famille des langues Hmong-mian qui en comprend 2.
Il faut noter que certains de ces groupes linguistiques ne comportent à ce jour que quelques centaines de locuteurs. Cette reconnaissance leur évitera peut-être une inéluctable disparition.

Nous avons consacré quelques articles à quelques-unes de ces ethnies peu connues, comme les Kaloeng, les Négritos, les Malabris, les So, les Moken, les peuples de la mer,

les Phutaï,

les Thai Yo,

les Négritos. (Cf. Les liens in 11)

Mais si la reconnaissance officielle de 62 minorités est évidemment un progrès, elle n'implique pas que leurs droits seront respectés en tout temps et en tout lieu, et qu'ils ne devront pas combattre parfois pour les faire respecter face aux appétits des « intérêts touristiques ». (Cf. Le Rapport sur les droits des autochtones en Thaïlande de la Mannushya Foundation).

Espérons, pour paraphraser le poète provençal Felix Gras qui fit graver sur sa tombe à Mallemort-du-Comtat : « Ame moun vilage mai que toun vilage, ame ma Prouvènço mai que ta prouvinço, ame la Franço mai que tout. » (J’aime mon village plus que ton village, j'aime ma Provence plus que ta province, j'aime la France plus que tout), que ces différentes ethnies pourront dire « j'aime mon village, mon ethnie et mon pays. »
NOTES ET RÉFÉRENCES.
(1) « Les peuples autochtones de Thaïlande risquent de perdre encore davantage de leurs terres au profit d'hôtels et de parcs nationaux, en raison de l’expansion incontrôlée du tourisme qui tend à les marginaliser, s’alarment des groupes de défense des droits humains. » https://lepetitjournal.com/bangkok/votre-lieu-de-vacances-thailandais-est-il-sur-des-terres-autochtones-266060
(2) Notre ISAN 3 : « L’Isan en Thaïlande (démographie et rapport entre les Régions) »
http://www.alainbernardenthailande.com/article-notre-isan-3-les-isan-des-vrais-thais-71449425.html
A partir de la lecture de l’article : Construction ethnique et ethno-régionalisme en Thaïlande de Jacques Ivanoff, Carnet de l’IRASEC n° 13,
(3) 18. Notre Isan : Langues et dialectes en Isan.
http://www.alainbernardenthailande.com/article-18-langues-et-dialectes-en-isan-76545278.html
A 56. Isan, le crépuscule des ethnies ?
http://www.alainbernardenthailande.com/article-a-56-isan-le-crepuscule-des-ethnies-99202030.html
« Encyclopedia of ethnic groups in Thailand » (Université Mahidol) 20 fascicules (en thaï) publiés à ce jour dont 10 concernent nos ethnies de l’Isan disponibles via :http://rilca.mahidol.ac.th/e-resources/en/encyclopedia.php
(5) 27 février 2011 : Terrorisme ou insurrection séparatiste dans le Sud de la Thaïlande ?

13 septembre 2017 : A 234. QU’EN EST-IL DE L’INSURRECTION AU SUD DE LA THAÏLANDE EN 2017 ?
« Après des mois d’accalmie, la rébellion « indépendantiste » musulmane reprend en 2017 avec son lot d’attentats meurtriers. Il nous a semblé intéressant d’examiner si la situation a évolué depuis notre article de 2011 intitulé « Terrorisme ou insurrection séparatiste dans le Sud de la Thaïlande ? » qui cherchait à comprendre l’origine de ce conflit pour les uns, de cette guerre pour les autres, qui avait depuis 2004 déjà fait 4.317 morts et 7.135 blessés. (Selon le Bangkok Post). »

(6) De la lecture de « L’Etat et les minorités ethniques, La place des « populations montagnardes » (chao khao) dans l’espace national », de Yves Goudineau et Bernard Vienne, p. 443-472, in « Thaïlande contemporaine », Sous la direction de Stéphane Dovert et Jacques Ivanoff, IRASEC, Les Indes savantes, 2011.

Nos deux articles :
A145. Les « minorités ethniques » ou les « populations montagnardes » du nord-ouest de la Thaïlande. 1ère partie.
A147. Les « minorités ethniques » ou les « populations montagnardes » du nord-ouest de la Thaïlande. 2ème partie
« Nous signalerons aussi que, bien qu’appartenant aux mêmes entités ethniques, les populations d’immigration récente (après 1975) ne sont pas reconnues comme chao khao mais comme occupants illégaux, ressortissants étrangers ( …) dont la vocation est d’être reconduits aux frontières manu militari. »

(7) Cf. L’article de Danielle Tan : Du Triangle d’or au Quadrangle économique, Acteurs, enjeux et défis des flux illicites transfrontaliers dans le Nord-Laos, Sciences Po/CERI, IRASEC, Note de recherche n° 6. Et notre article 23
http://www.alainbernardenthailande.com/article-les-trafics-du-triangle-d-or-71317371.html

(8) Cf. « 2.2 Projets royaux de développement et fondations », in A 298. « LE SYSTÈME ROYAL » DU POUVOIR EN THAÏLANDE. D'après le livre de Marie-Sybille de Vienne, « Thaïlande, une royauté bouddhique aux XXe et XXIe siècles. »
http://www.alainbernardenthailande.com/2019/02/a-298.le-systeme-royal-du-pouvoir-en-thailande.html
« Outre la CPB qui en 2015 par exemple, a consacré 52 % de ses dépenses soit 4,2 milliards aux diverses «œuvres royales», il existe aussi des projets royaux de développement, financés en quasi-totalité par les dépenses publiques qui sont coordonnées par le bureau du « Government House » et depuis 1993, administrées par l' « Office of the Royal Development Projects Board » (ORDPB) qui est rattaché au cabinet du 1er ministre. Toutefois, il faut noter qu'en 2015, ces dépenses ne représentaient que 2,5 milliards de baths, soit 0,09 % des dépenses publiques. Ces projets visent à promouvoir l'image du souverain et de l'institution royale, en tant qu'opérateur du progrès social. »

(9) INSOLITE 25 - LES ETHNIES OFFICIELLEMENT RECONNUES EN THAÏLANDE POUR LA PREMIÈRE FOIS EN 2017.
L'année 2017 a connu une évolution importante, peut-être même une révolution, dans la reconnaissance légale et administrative du phénomène ethnique concernant 62 ethnies officiellement reconnues dans le pays.
(10) Nous avons consacré à ce sujet trois articles :
18. Langues Et Dialectes En Isan.
http://www.alainbernardenthailande.com/article-18-langues-et-dialectes-en-isan-76545278.html
VERS UNE RENAISSANCE DE L’ANCIENNE ÉCRITURE ISAN ?
http://www.alainbernardenthailande.com/2015/09/vers-une-renaissance-de-l-ancienne-ecriture-isan.html
(11) Cf. Nos articles sur d'autres ethnies :
INSOLITE 9 - LES NÉGRITOS DE THAÏLANDE, DERNIERS REPRÉSENTANTS DES HOMMES DU PALÉOLITHIQUE.
INSOLITE 10. LA MYSTÉRIEUSE TRIBU DES MALABRI, LES « HOMMES NUS » DU NORD-OUEST.
INSOLITE 11 - LES « PEUPLES DES MONTAGNES » DE LA RÉGION DE KHORAT, DERNIERS REPRÉSENTANTS DU DVARAVATI.
INSOLITE 12- LA LANGUE DES SAEK DE NAKHON PHANOM, UN VESTIGE DE LA PROTOHISTOIRE ?
INSOLITE 13 - L’ETHNIE SO DE L’ISAN (NORD-EST DE LA THAÏLANDE)
INSOLITE 16 - LES PEUPLES DE LA MER DE LA CȎTE OUEST DE LA THAÏLANDE : MYTHES ET RÉALITÉS.
INSOLITE 17. LES PEUPLES DE LA MER DE LA CȎTE OUEST DE LA THAÏLANDE : MYTHES ET RÉALITÉS.
et le blog de Jacques Ivanoff : https://mokenalive.wordpress.
INSOLITE 20 - LES PHUTAÏ, UNE ETHNIE DESCENDUE DU CIEL ?
INSOLITE 21- LES THAI YO, UNE ETHNIE DE COUPEURS DE TÊTES (?)
INSOLITE 22- LES KALŒNG, UNE TRIBU MÉCONNUE DU NORD-EST DE LA THAÏLANDE.
A 333- LES VIETNAMIENS (« VIÊT KIÊU ») DE THAÏLANDE
http://www.alainbernardenthailande.com/2019/10/a-333-les-vietnamiens-viet-kieu-de-thailande.html
D'où la question légitime « Qui est Thaï ? Qui est Thaïlandais ? »
En effet, il y a d'autres « réalités », d'autres peuples, qui bien que Thaïlandais, n'étaient pas tous des vrais Thaïlandais pour le Pouvoir. Nous nous étions d'aiilleurs posé la question dans notre article « Qui est Thaï ? Qui est Thaïlandais ? » dans lequel S. Dovert rappelait que même « Kukrit Pramoj -l’un des plus brillants anciens premiers ministres et intellectuel (mars 1975-avril 1976) concédait ignorer ce qui fondait l’identité thaïlandaise.»
Notre article :
A.57 Qui est Thaï ? Qui est Thaïlandais ?
http://www.alainbernardenthailande.com/article-a-57-qui-est-thai-qui-est-thailandais-99435771.html
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