L’article précédent indiquait que la société siamoise à la veille du coup d’Etat de 1932 n’était plus la société traditionnelle du XIXème siècle, à cause du développement d’une économie monétaire et d’une classe de fonctionnaires et de militaires qui vont transformer le pays, selon la démonstration de Pierre Fistié in « L’évolution de la Thaïlande contemporaine ».*
2. Le développement d’une nouvelle classe de fonctionnaires et de militaires.
L’origine de cette nouvelle classe est à trouver dans la modernisation de l’Etat siamois commencé avec le roi Mongkut,
aidé durant son règne par 84 conseillers européens, dont certains ont eu des postes importants (douane, port, police, etc), mais surtout avec le roi Chulalongkorn (1868-1910) ...
... qui avec l’aide de 300 conseillers européens, effectuera la grande réforme administrative de 1892 à 1897, et la création de l’Education nationale en 1890 qui ouvrait le Siam à l’instruction primaire et à la formation nécessaire aux nouveaux fonctionnaires qui allaient mettre en œuvre cette formidable transformation du royaume. (Cf. ** 139,147, 170, etc.)
Ainsi, outre la mise en place progressive de l’enseignement primaire à la fin du XIXème siècle, trois écoles gouvernementales avec un personnel enseignant britannique assuraient des cours dans deux internats à la noblesse princière (1 garçon, 1 fille) et dans un externat aux fils de fonctionnaires de la classe moyenne. Quelques ministères donnaient aussi un enseignement supérieur dans des écoles spécialisés, comme celles du droit, de la médecine, et dans les deux collèges de cadets de l’armée et de la marine.
On passa à une autre dimension avec son fils Rama VI (**Cf. 170) ...
... qui avait reçu une éducation anglaise, et qui estimait que « Pour acquérir des mérites, il valait mieux construire une école qu’un temple ». Il donnera l’exemple en créant en juin 1911 une nouvelle école royale des pages, en 1916 un collège royal à Bangkok, en 1917 un collège royal des pages à Chiangmai, et en 1917, la première université du pays, l’Université Chulalongkorn, destinée surtout à former les futurs fonctionnaires, et le 1er octobre 1921, en rendant l’école obligatoire et gratuite dans le primaire pour les garçons et les filles, de 7 à 12 ans. (**)
De plus, cette éducation reçue au Siam fut compléter pour de nombreux Princes et fils de hauts fonctionnaires par des études en Europe. Le roi Chulalongkorn initia le mouvement et y envoya nombre de ses fils (il en eut 34). La seconde génération comme Wachirawut (Rama VI) et Prachathipok (Rama VII) fit même toutes ses études en Angleterre. D’autres Princes firent des stages dans les armées anglaise, allemande, ou russe, ou dans les marines britannique ou danoise. De même, certains ministères envoyèrent certains de leurs hauts fonctionnaires faire des stages en Europe. Mais pour Fistié, ils ne constituèrent pas avant 1910, vu leur nombre (quelques centaines), un facteur sérieux de transformation sociale et politique, surtout que « jusqu’à l’époque de Prachathipok (Rama VII), écrit Virginia Thompson, l’Etat avait facilement absorbé tous les garçons qui avaient obtenu le diplôme de Matayom 8 » (niveau bac). (Cité par Fistié)
Toutefois en 1920, Fistié citant W. D. Reeve, estime alors que les fonctionnaires étaient environ 80 000, dont la moitié étaient du cadre permanent (sâman) et avaient droit à une pension, et l’autre moitié était des contractuels (wi-sâman). Les administrateurs de commune (Kamna) et les chefs de villages ne faisaient pas partie de cette liste.
On notera l’écart étonnant du nombre de fonctionnaires entre 1910 et 1920 !
Il faut ajouter à ces fonctionnaires civils, les cadres de l’armée et de la marine et de la petite force aérienne. Fistié cite le Statement’s Yearbook de 1934 qui donne pour l’armée siamoise 1993 officiers (pour 24.486 sous-officiers et hommes de troupe), et 98 officiers dans l’aviation (sur 2.486),
en précisant qu’en 1933, l’armée avait subi plusieurs compressions de personnel. La marine quant-à-elle comportait 4.800 officiers et marins en 1932.
(Le service militaire obligatoire de deux ans fut établi en 1903 et confirmé par une loi en 1917.) Le total de cette nouvelle classe de fonctionnaires et de militaires ne dépassait pas donc pas les 90.000 personnes en comptant large et pourtant elle allait jouer un rôle décisif.
Le mécontentement.
La modernisation de l’Etat avait donc eu pour conséquence, poursuit Fistié, l’apparition d’une nouvelle classe de cadres administratifs et militaires, différente de l’ancienne, à la fois par la formation reçue, et par le salaire attribué exclusivement en argent, après l’abolition de la corvée en 1899.
Une nouvelle classe qui prit conscience d’elle-même et qui au fur et à mesure estima qu’elle n’avait pas la reconnaissance et la place qui convenait au sein du royaume. Son mécontentement ne provenait pas pour l’essentiel de son maigre salaire (En 1918, 400 baths/an et 40% de moins pour les fonctionnaires subalternes), qu’il compensait avec une autre activité, mais de l’impossibilité de monter dans l’échelle sociale. La monarchie absolue réservait toutes les places à la famille royale.
Leur mécontentement fut exacerbé quand ils virent Rama VI mettre en œuvre une politique de fermeture (Les conseils consultatifs mis en place par le roi Chulalongkorn ne furent plus convoqués, pas plus d‘ailleurs que le Conseil des ministres) ; et nommer nombre de ses « favoris » à des postes importants, dont ils n’avaient pas forcément la compétence. Rama VI réussit également à provoquer la jalousie des officiers de l’armée, en mettant sur pied une armée personnelle, les « Tigres sauvages », qui avait toutes ses faveurs.
Dans notre article sur les « Tigres sauvages », nous disions : « On peut imaginer que le total investissement du roi dans la création, l’organisation, et le développement de cette nouvelle « institution » parallèle aux corps constitués et qui transgressait la hiérarchie établie ne pouvait que susciter jalousies, ressentiments, critiques, et donner des arguments à ceux qui visaient un renversement de régime.
Les jeunes officiers pouvaient constater qu’ils n’avaient pas accès à cette organisation et que le roi ne voyait que par ses Tigres. […] Pendant que le roi était à ses manœuvres en février 1912 avec ses Tigres au camp de Ban Pong, le Prince Chakrapong fut informé de la préparation d’un coup d’Etat, et fit rapidement arrêter 106 « conspirateurs » le 1er mars 1912. Le 4 mars le Bangkok Times en donnait l’information. Deux mois après, ils étaient jugés : trois hommes avaient été condamnés à mort, 20 à l’emprisonnement à vie, 32 à des sentences de 20 ans, 7 à 15 ans, 30 à 12 ans. Le roi commua ses peines et condamna à la prison les 3 premières catégories. Il les graciera en 1924. Ce fut une sérieuse alerte pour le roi. Mais le roi ne changea pas de politique. (Cf. A86. Le coup d’Etat manqué de 1912)
Si l’arrivée au pouvoir de Rama VII en 1925, leur amena quelques espoirs avec l’élimination des favoris de Rama VI et une nouvelle loi favorable qui reconnaissait le recrutement par concours et le droit à une pension après 25 ans de service, ils se rendirent compte très vite que la loi était plutôt « théorique » et que les mesures prises furent contredites par les mesures d’assainissement budgétaires qui réduisaient le nombre de monthon de 18 à 14 en 1926, et qui supprimaient ainsi de nombreux postes.
De même la nouvelle classe de fonctionnaires et de militaires put constater que Rama VII n’avait éliminé les favoris mis en place par son frère que pour installer une oligarchie de cinq Princes qui allait monopoliser tout le pouvoir, et placer toute la famille royale à tous les hauts postes, leur fermant ainsi tout espoir d’avancement.
Mais désormais la contestation pouvait se nourrir aux nouvelles idées « démocratiques », aux nouveaux courants politiques et sociaux venus d’ailleurs.
Les rois eux-mêmes s’interrogeaient.
Le roi Chulongkorn était certes resté un roi absolu, mais avait modernisé et transformé son pays avec des réformes qui introduisaient des concepts venus d’Europe ; Rama VI, ayant suivi toutes ses études en Angleterre, était imprégné de culture anglaise et française, et avait conçu une cité idéale « Dusit Thani »
sur le modèle anglais, qui prévoyait des élections, un parti politique au pouvoir et un parti d’opposition et qui voyait là un « laboratoire » pour habituer les Siamois à la pratique de la démocratie. Certes, avions-nous dit, elle ne fut connue que par l’élite du royaume et fut sans lendemain, mais on pouvait observer que la mise en œuvre d’une monarchie parlementaire était dans certains esprits. Par ailleurs en devenant membre fondateur de la Société des Nations en 1920, Rama VI assurait certes à son pays une garantie internationale pour l’indépendance et l’intégrité du Siam, mais l’ouvrait aussi au droit international, à la confrontation avec d’autres conceptions du pouvoir.
Il avait pu constater la puissance de l’immigration chinoise au Siam et sa capacité à s’organiser collectivement, lors de la grève générale de trois jours en 1910. Il avait dû agir contre leurs écoles qui étaient ouvertement sous la coupe de la triade « Tong Meng Hui » faction politique extrémiste du mouvement révolutionnaire fondé par Sun Yat-Sen. (Cf. Article167)
En effet, la révolution chinoise avait eu lieu en 1911, et la république de Chine avait été proclamée le 1er janvier 1912. La révolution soviétique aura lieu en 1917. (Cf. Note***)
D’autres, comme des étudiants Siamois en France, vont créer en février 1927, le Ratsadon Khana, qui aura un rôle déterminant dans le coup d’Etat de 1932.
« En effet, le 17 février 1927, avions-nous écrit****, dans un hôtel parisien, sept étudiants siamois : Le Lt Prayoon Pamornmontrise,
le Lt Plaek Khittasangkla (alias Phibun), étudiant de l’Ecole de l’artillerie de Paris,
le Lt Thatsanai Mitphakdi, étudiant à l’académie de cavalerie française,
Tua Lophanukrom, étudiant les sciences en Suisse,
Luang Siriratchamaitri, diplomate à l’Ambassade du Siam à Paris, Naep Phahonyotin , étudiant en Angleterre,
Pridi Panomyong, étudiant en droit à l’école libre des sciences politiques de Paris,
... fondent, en cinq jours, ce qui va devenir le Ratsadon Khana.
Le groupe « révolutionnaire » se donna 6 objectifs : Le pouvoir au Peuple, la sécurité nationale, le bien-être pour tous, l’égalité, des droits de liberté pour le peuple, et l’enseignement public pour tous ; et se déclara prêt, si nécessaire, à renverser le gouvernement et le système de la Monarchie absolue.
De retour au Siam, une centaine de nouveaux adhérents les rejoignent. Ils viennent de l’Armée, de la Marine, des fonctionnaires, et de la société civile, et s’organisent en quatre branches (civile dirigée par Pridi, armée dirigée par Luang Phanomyong, marine dirigée par Luang Sinthisongkhamchai et officiers supérieurs par le colonel Phahonyothin ). » (In notre article 29. Les relations franco-thaïes, Entre les deux guerres.****)
Une note de Fistié citant Lapomarède, estime que les étudiants siamois en 1930 était au nombre de 200 en Grande-Bretagne, 50 aux Etats-Unis, 40 en France, 25 aux Philippines, et 3 ou 4 en Indochine Française.
Nul doute que de retour au Siam, les étudiants qui n’étaient pas de la famille royale aspiraient au changement ou pour le moins à prendre leur place au sein du système administratif siamois. Mais l’oligarchie princière nommée par Rama VII n’était pas disposée à partager son pouvoir. Le roi était convaincu que l’opinion siamoise n’était pas encore prête pour avoir une Constitution, un premier ministre, un conseil législatif, comme le lui avait suggéré, l’un de ses plus prestigieux conseillers, l’américain Francis B. Sayre.
Elle le sera en 1932, sous les effets de la crise économique mondiale de 1929 et du retour des étudiants siamois d’Europe, dont Pridi et Phibun émergeront.
Pridi Phanomyong, nous dit Fistié, est « Né le 11 mai 1901 à Ayuthia d’un riche marchand Teochiu, il est un bon exemple de ces Teochin dont l’assimilation à la société siamoise était si réussie qu’elle faisait oublier leurs origines. Après avoir obtenu un diplôme à l’université Chulalongkorn, Pridi était venu en France, grâce à une bourse d’Etat, poursuivre ses études à Caen où il obtint sa licence, puis à Paris, où il devait décrocher son doctorat (4 février 1927). Au total il devait rester sept ans en France. […] Après son retour au Siam en 1927, (il) allait recevoir, sous le nom « officiel » de Luang Pradit Manutham, une chaire à l’Université Chulalongkorn,
puis un poste au département chargé de la rédaction des lois. Il allait bientôt se faire le propagandiste des idées démocratiques, devenant rapidement – tout comme il l’avait été à Paris - le centre d’un petit groupe de jeunes gens étudiants ou jeunes officiers, dont il était à la fois l’inspiration et l’espoir. »
Quant à Phibun Songkhram « Né le 14 juillet 1895, fils d’un modeste fonctionnaire, (il) était rentré très jeune dans l’armée. Sorti de l’Académie militaire de Bangkok avec le grade de lieutenant, il avait obtenu « une bourse militaire » pour suivre en France les cours des écoles de perfectionnement d’artillerie de Poitiers et de Fontainebleau. C’est à cette époque qu’il entra sans doute en contact avec Pridi. Il devait rentrer au Siam peu avant ce dernier, en 1926, après avoir brillamment passé ses examens. »
I
ls étaient ainsi en 1927-30 un certain nombre de fonctionnaires et de jeunes officiers formés politiquement à espérer et vouloir des changements profonds au Siam. La crise économique au Siam aggravée par la crise mondiale allait entraîner le roi et son gouvernement à réagir par une politique fiscale qui touchera surtout les fonctionnaires et le personnel des forces armées. De plus en 1931, si le roi avait déclaré à la presse américaine lors de son séjour aux Etats-Unis pour raison médicale, qu’il était prêt à accorder une constitution à son peuple, il n’en fut plus question, de retour en sa capitale.
Un certain « parti du peuple » se constitua alors. La « révolution de 1932 » était en marche.
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NOTES.
*Pierre Fistié, « L’évolution de la Thaïlande contemporaine », Armand Colin, 1967.
**
- 139. La nouvelle organisation administrative du roi Chulalongkorn.
- 147. La création de l’éducation nationale par le roi Chulalongkorn (1868-1910)
- 170. Rama VI face à deux modèles le modèle « occidental » et le modèle « siamois ».
Cf. Le chapitre sur l’éducation.
Vella revient ensuite sur l’éducation qui fut, dit-il, le principal intérêt du roi Rama VI, convaincu qu’il fallait éduquer ses sujets, pour se développer soi-même, développer le pays, et la nation. Il y consacrera de nombreux écrits et entreprendra de nombreux projets dont la création des « Tigres sauvages » et des Scouts, dès le début de son règne (Cf. Nos deux articles 162 et 163 sur le sujet ****).
***Wikipédia. Les mouvements révolutionnaires chinois.
À partir des années 1890, divers mouvements nationalistes voient le jour : le Xingzhonghui (Société pour le redressement de la Chine ou Association pour la renaissance de la Chine) fondé à Honolulu en 1894 par Sun Yat-sen,
ou le Huaxinghui (Société pour faire revivre la Chine), fondé par Huang Xing.
En août 1905 à Tokyo, divers membres des précédentes organisations s'unissent pour fonder le Tongmenghui (littéralement « société de loyauté unie », parfois traduit en « ligue jurée »). Le Tongmenghui axe son action sur trois principes définis par Sun Yat-sen : le nationalisme (indépendance, lutte contre l'impérialisme étranger et la domination mandchoue), la démocratie (établissement d'une république) et le bien-être du peuple (droit à la propriété de la terre égal pour tous).
Entre 1895 et 1911 les différentes sociétés secrètes mènent de nombreux soulèvements armés, qui échouent sans pour autant décourager les révolutionnaires.
Ces mouvements insurrectionnels ne visent pas uniquement à réformer le pays mais à changer l’ordre social et à fonder une république, garantissant notamment les droits de la majorité han jusque-là dominée par la minorité mandchoue. Ces mouvements ont lieu dans le sud du pays où existent beaucoup de sociétés secrètes, qui aident les révolutionnaires, ainsi qu'à Hong Kong, un lieu de passage qui permet des contacts avec l’extérieur. L’échec de la tentative d'insurrection de Sun Yat-sen à Canton le conduit à s’exiler au Japon. Au cours des dix années qui suivent, il cherche des soutiens financiers à travers le monde. L'agitation révolutionnaire gagne les diasporas chinoises, notamment en Malaisie et aux États-Unis, où des fonds sont collectés pour le Tongmenghui.
Le 25 décembre, Sun Yat-sen, jusque-là en exil, arrive à Shanghai : en raison de son prestige, les révolutionnaires lui proposent d'assumer la présidence. L'élection a lieu le 29 décembre à Nankin, en présence de 45 délégués représentant 17 provinces. Recevant les suffrages de 16 provinces sur 17, Sun Yat-sen est élu président. Le 1er janvier 1912, Sun Yat-sen proclame la République de Chine.
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alain le b 04/07/2015 05:39