Certes vous n’ignorez pas qu’en Thaïlande, la tête est la partie la plus sacrée du corps, siège de l’âme, et que le pied en est la partie la plus sale, la plus grossière.
Ainsi tous les guides ou les articles sur la Thaïlande rappellent les erreurs à éviter, ou à ne pas commettre et vous inviteront à ne pas toucher la tête d'un Thaïlandais et surtout celle d’un enfant, et vous informeront sur ce qu’il ne faut pas faire avec le pied. II ne faudra pas, par exemple, placer le pied au niveau de la tête de quelqu’un ; ni montrer ou toucher les choses avec le pied; ni poser le pied sur les monnaies thaïes, parce qu’on y voit l’image de la tête du roi, et montrer le pied devant le Bouddha.
Mais, ce qui est moins connu, nous apprend Bernard Formoso, dans son étude « Symbolique du corps et hiérarchisation sociale, l’exemple de quelques postures dans le Nord-Est de la Thaïlande »* (Péninsule 94), c’est que « si la tête (hua) et les pieds (tin) sont deux parties du corps profondément antithétiques, leur opposition symbolique déborde largement le cadre corporel pour être transposée tant au niveau de la maison qu’à celui du village (rural) et de l’espace cultivé.
Mais Formoso, en donnant quelques explications sur les postures les plus usuelles, montre également, qu’elles manifestent la hiérarchisation des rapports sociaux si caractéristiques de la société thaïe.
Ainsi, dit-il, chaque village ou rizière aura une position haute et basse (définie par les pieds). Chaque construction de maison commencera avec deux poteaux plantés, dont le premier représentera les pieds, et l’autre le « poteau âme », la tête. Ils indiqueront la position de sommeil de chacun, mais aussi celle des habitants des deux maisons voisines.
En effet, « la tête des personnes allongées dans les chambres doit, d’une part, être orientée vers la « tête » de la maison, c’est-à-dire vers le “poteau âme” et, d’autre part, en cas de vis-à-vis des chambres de deux maisons, être orientée vers la partie correspondante du corps des voisins ; quant aux pieds, ils sont associés au « premier poteau » et sont orientés vers les pieds des voisins, en cas de vis-à-vis. »
A = « poteau âme » = « tête» de la maison :
B = « premier poteau» = « pieds» de la maison :
Cette même règle (« Les pieds craignent la tête et réciproquement ! ») détermine aussi la position de sommeil des dormeurs, et leurs déplacements à l’intérieur.
On ne peut circuler au-dessus de la tête d’un dormeur et on évitera de dormir contre les poteaux où peuvent circuler des esprits de la maison.
Positions de sommeil autorisées et interdites :
Circulation des personnes dans la maison :
A = « poteau âme » = « tête» de la maison :
B = « premier poteau» = « pieds » de la maison :
Ce respect de la partie la plus « haute » se manifestera aussi en lui évitant tout contact avec le sol.
Selon les occupations et les circonstances, les Isans utiliseront des nattes, des bat- flancs, des repose-tête ou les gens s’accroupiront pour discuter, ou cuisiner par exemple (voire déféquer ou uriner), ou même utiliseront leurs sandales comme appui fessier.
Mais Formoso nous explique que ces usages ne sont pas tant dû à la souillure que le pied provoquerait qu’à leur position dans la structure hiérarchisée du corps avec une logique qui postule une valeur de chaque segment du corps selon la place qu’il occupe qui va du plus bas (les pieds) au plus haut (la tête).
Cette conception hiérarchique du corps humain se manifestera par exemple lors de la rencontre de deux personnes de statut inégal, la personne de condition inférieure, en signe d’humilité, place sa tête au-dessous de celle des personnes de condition supérieure » ou bien encore lorsque les villageois font leur toilette. Ils commenceront par se laver le visage et descendront progressivement vers le bas.
On retrouvera aussi dans les postures assises ce respect de la hiérarchie et de la proscription de ne pas diriger les pieds vers le vis-à-vis, pour retrouver les deux postures que tout le monde connait.
Il en est d’autres que l’on retrouve dans les cérémonies religieuses ou actes religieux.
« Celle appelée นั่งคุกเข่า nang khuk khao (nang = s’asseoir, khuk khao = s’agenouiller) est adoptée de manière ponctuelle, principalement à l’occasion des rituels bouddhistes :
Les bonzes et les laïques s’assoient ainsi pour effectuer les trois prosternations appelées krap (figure ci-dessus), qui introduisent ou concluent tout rituel de ce type ; les laïques adoptent également cette posture lorsqu’il s’agit de transmettre des offrandes aux bonzes, que ce soit à la pagode ou lors des fêtes domestiques ; quotidiennement, à l’occasion de la quête de nourriture qu’effectuent les moines dans le village, les femmes nang khuk khao pour procéder aux offrandes, marquent de cette manière la prééminence des hommes et des bonzes restés debout (figure ci-dessous) ; par cette posture, les jeunes témoignent de leur respect à des personnes âgées, en certaines occasions (mariage...). »
On peut aussi observer dans le cas des postures assises, une différence de niveau entre hommes et femmes.
Elle est également marquée dans l’obligation d’incliner la tête pour une femme passant devant un homme ou un cadet devant un aîné, un laïque devant un religieux ; Même dans les rapports sexuels, la femme devra se tenir sous son partenaire.
Dans les temples, lors des cérémonies, la logique de hiérarchisation du corps social, ne sera pas seulement fondée sur les postures des personnes présentes, mais aussi sur la position que ces personnes occupent par rapport aux moines et la statue du Bouddha.
Les moines s’installent « au-dessus » des laïques et sont placés par ordre hiérarchique dans leur proximité avec la statue de bouddha.
« L’abbé en est le plus proche, suivi des bonzes par ordre d’ancienneté dans la communauté, puis des novices et, parmi les laïques placés à distance, les hommes âgés précèdent les hommes plus jeunes qui précèdent à leur tour, dans l’ordre, les femmes âgées, les plus jeunes mères de famille et les jeunes filles »
Il est d’autres postures plus familières :
Formoso vous en donnera la signification.
La position pour dormir.
La tradition des Thaï du Nord-est, soutenue en cela par l’iconographie bouddhiste, ne valorise qu’une seule position de sommeil, et qui consiste à dormir allongé sur le flanc droit
L’interdiction de dormir la face tournée vers le sol, mais aussi vers le ciel, est liée à la crainte d’une intervention des puissances terrestres ou célestes qui, particulièrement la nuit, cherchent à capter l’âme vagabonde du dormeur.
À l’intérieur de certains monastères thaïlandais, on trouvera la statue du Bouddha couché dans cette position.
Bref le système hiérarchique s’exprime à la fois dans les postures prescrites ou interdites, selon le rang social (et religieux), si on est homme ou femme, vieux ou jeune, adulte ou enfant ; le rang le plus élevé se retrouvant toujours en position plus haute.
La hiérarchie se manifeste aussi sur un plan horizontal par rapport à un chef, un moine, une effigie religieuse, et même au sein de la famille. Le rang le plus élevé se trouvant toujours le plus proche du référent.
Conclusion.
Nous étions partis sur la compréhension de l’opposition hiérarchique entre la tête et le pied qui impliquait des comportements à éviter dans la vie de tous les jours, pour nous rendre compte, avec Formoso dans son jargon.....
... que cette opposition se retrouvait aussi au niveau du village et de la maison.
Elle s’inscrivait dans une logique de hiérarchisation du corps social qui impliquait que celui qui avait le rang le plus élevé était toujours positionné au-dessus et/ou au plus près du référent qui présidait la cérémonie sociale ou religieuse. Elle intégrait la supériorité du religieux sur le laïque, de l’homme sur la femme, du vieux sur le jeune.
Cette logique, était-elle le seul principe explicatif qui pouvait rendre intelligible les postures et les positions prescrites et interdites, comme le montre Formoso. Nous ne le pensons pas.
Mais il faudrait alors revenir aux sources religieuses du brahmanisne et du bouddhisme et des rituels séculaires qui eurent cours au fil de l’histoire des royaumes thaïes. D’ailleurs Formoso l’avoue en notant que l’analyse de ces postures devrait aussi se faire « non seulement en fonction des vivants, mais aussi des morts », et « dans l’ordre cosmique propre à sa société. »
Et il n’est pas sûr alors, que nous arriverions à mieux comprendre le comportement social des Isans et des Thaïs.
En attendant Formoso nous dit que :
« C’est progressivement et par mimétisme que l’enfant thaï isan, pris dans ce système de relations, multidimensionnel et omniprésent, apprend où il faut se placer et comment il faut se tenir en fonction des circonstances. »
Ou pourrait ajouter l’école qui joue souvent un rôle dans cette transmission avec des maîtres et des manuels de bonnes manières thaï, enseignent encore les interdits relatifs aux positions assises et les interdits relatifs aux positions couchées. (Cf.**)
Mais il ne s’agit plus alors de comprendre, mais d’apprendre à obéir et à se comporter comme le veut le Pouvoir en place, selon la période étudiée. (Cf. par exemple : A187 et le nationalisme de Phibun ***)
------------------------------------------------------------------------------------
Notes et références.
Les dessins sont tirés de l’étude de Formoso.
*« Il convient de préciser que les matériaux regroupés et analysés ici ont été collectés dans deux villages de la province de Khon Kaen, d’octobre 1984 à février 1986 et ce dans le cadre d’une mission financée conjointement par le C.N.R.S. et le Ministère des Relations Extérieures. Ces deux villages étaient peuplés de personnes de culture lao, se disant suivant les cas thaï isan, lao isan ou simplement isan (isan signifie “Nord-Est” en thaï standard et dans le dialecte parlé localement). »
**Formoso cite en annexe : extrait de : Phra Mahaparicha Parinjajo, Prapheni booran thai isan (ประเพณีโบราณ ไทยอิสาน Coutumes traditionnelles du Nord-Est de la Thaïlande), p. 586-587. 30.000 exemplaires de ce livre ont été vendus entre 1952, date de la première édition, et 1979. En 1982, à l’occasion de sa cinquième édition, il a été tiré à 10.000 exemplaires.
***Cf. par exemple in A177. « Les seins nus de Thaïlande qu’on ne saurait voir. »
« Le nationalisme de Phibun s’exerça aussi de façon autoritaire dans le pays afin d’ « élever l'esprit national et la moralité de la nation », par un certain nombre de lois dont une série de 12 décrets d’Etat (ou mandats culturels ou « coutumes » d’Etat) émis entre 1939 et 1942. »
commenter cet article …