Nous avions vu que dès son accession au trône en 1925, Rama VII va tenter de mener une politique économique courageuse, qui aura pour résultat d’enregistrer une année record pour le commerce extérieur lors de l’année financière 1927-28, avec 477 millions de baths (201 millions pour les importations, 269 millions pour les exportations et 7 millions pour les réexportations). Mais le riz représentait près des trois-quarts du total (201 millions de baths).
Deux mauvaises récoltes et la dépression mondiale auront raison de cet équilibre.
Nous suivrons Pierre Fistié, en son chapitre 4 « Les effets de la crise mondiale de 1929 » in « L’évolution de la Thaïlande contemporaine » (pp. 108-123), pour traiter ce sujet.*
Si le rapport financier du budget pour l’exercice 1929-1930 donnait encore d’excellents résultats avec un surplus de 10,52 millions de baths qui allait être consacré au rachat de la dette (pour 8,8 millions) et l’apurement de certains comptes (pour 1,68 million), on vit apparaître, pour la première fois depuis le début du règne, un déficit de 2,48 millions de baths au budget de l’Etat. Mais on put, nous dit Fistié, maintenir une situation saine, en le comblant avec 2,5 millions de baths non utilisés par les ministères de la guerre et de la marine.
Mais les effets cumulés d’une deuxième mauvaise récolte en 29-30 et de la chute des prix du riz en 1930-31 allaient être catastrophiques. (Jugez plutôt : En 1928- 29 : 24,66 millions de piculs pour 175,12 millions de baths ; En 1930-31 : 17,11 millions de piculs pour 103, 06 millions de baths). (1 picul = env. 60 kg).
La crise allait s’accentuer et la baisse du prix du riz se poursuivre avec la décision prise par les Britanniques de dévaluer la livre sterling en septembre 1931. En effet, le bath rattaché à l’or depuis 1928 vit son taux de change baisser de 11 à 10,13 puis de 9,95 baths pour 1 £, ce qui rendit alors le riz siamois trop cher sur les marchés de Singapour et de Hong-Kong, face à son concurrent birman, qui avait aussi dévalué sa monnaie.
L’année 1931-32 verra le chiffre total du commerce extérieur tomber de plus d’un tiers par rapport à l’année précédente et de plus de la moitié par rapport à l’année record de 1927-28.
Certes la dévaluation du bath le 11 mai 1932 (11 baths pour 1 £) stimulera les exportations de riz qui passeront de 77,5 millions de baths en 1931-32, à 94,2 millions en 1932-33 ; mais les importations et exportations du commerce extérieur continueront à chuter. Ainsi par exemple :
Importations. (En millions de baths) Exportations.
1929-30 : 206,71 219,77
1930-31 : 155,01 161,52
1931-32 : 99,91 134,21
1932-33 : 89,50 152,52
La chute des importations aura des répercussions sur les recettes publiques - dont les taxes douanières depuis 1927 étaient devenues un poste important - et sur l’activité économique. On ne trouva pas de nouvelles recettes suffisantes pour combler cette chute (Malgré la taxe d’immigration relevée à 45 baths).
L’Etat devait donc faire des économies, mais sur quels chapitres ?
Les répercussions de la crise économique.
Le gouvernement décida pour l’essentiel de faire des économies sur les dépenses de l’administration civile (5% en moins sur le total et diminution des salaires de 5 à 10%)) et sur celles de la Défense nationale (13% en moins), en supprimant de nombreux postes. Ainsi en 1931, il y eut 6.000 fonctionnaires de moins dans la catégorie des contractuels (non pensionables) wi-sâman et 5.000 de plus dans la catégorie sâman (avec pension).
Dans l’année 1931-32, la pression fut encore plus forte. Ainsi par exemple, les dépenses d’entretien du service de l’irrigation furent réduites de 32 % (1,25 million de baths) ; la liste civile passa de 6 à 5 millions ; l’administration civile dut encore supporter une réduction de 6%, et les forces armées, une compression de 20%.(Cela prendra la forme d’une baisse de 7 % env. sur les salaires des fonctionnaires, et 5% pour les bas salaires). On procéda à une nouvelle réduction du nombre de monthon qui passa de 14 à 10, pendant que les changwat étaient ramenés de 79 à 70.
On peut se douter que toutes ces mesures ne pouvaient que provoquer un fort mécontentement, surtout pour l’armée qui fut réorganisée, avec la fusion en 1931 des départements de la Marine et de la Guerre, des mises à la retraite, des diminutions de solde. On eut même droit à une crise de régime au sein du Conseil suprême.
Le ministre de la guerre, le Prince Boworadet avait promu 92 officiers, mais en mai 1931, le ministre des finances invalida cette décision pour des raisons économiques.
L’affaire fut portée au Conseil suprême, alors que le roi était aux Etats-Unis, et se transforma en crise de régime. En effet, le Prince Phucharat, ministre des communications (demi-frère du roi), déjà en conflit avec le Prince Boworadet soutint fermement le ministre des finances. Finalement, en octobre, avant que l’affaire fut soumise au roi, le Prince Boworadet offrit sa démission et quitta Bangkok. (Le Prince Phucharat avait aussi menacé de le faire).
(Terwiel** ne donne pas la même version que Fistié. Il écrit que le Prince Boworadet n’adhérait pas à la politique d’économie du gouvernement, surtout qu’il avait vu son budget réduit d’un tiers en 1931/32. Passant outre, il avait pourtant promu plus de 200 officiers, et décidé d’augmenter les salaires de 90 officiers. Après un débat, le Conseil Suprême avait décidé d’annuler l’augmentation de salaires des 90 officiers. Il avait ensuite demandé au roi, alors à New York, d’accepter la démission du Prince Boworadet, ce qu’il avait fait à contrecœur.)
Mais les économies réalisées ne suffisaient pas ; il fallut encore trouver des ressources nouvelles. Les nouvelles décisions fiscales ne firent qu’empirer le climat social.
En novembre 1931, la presse siamoise préconisa la création d’un impôt sur les revenus des grands propriétaires dont beaucoup étaient de la famille royale. Le gouvernement « préféra » relever les droits de douane à la fin de 1931 (et en février 1932) et imposer, en avril 1932, une nouvelle taxe sur les salaires de plus de 600 baths (taxe progressive : 6 baths pour un traitement de 600 baths, 70 baths pour un traitement de 2.660, et 100 baths pour traitement de 3.600 baths). Peu après, on mit aussi une taxe sur les immeubles bâtis de Bangkok. (Elle ne touchait donc pas les grands propriétaires fonciers)
Au printemps 1932, la situation était critique.
On avait là une situation critique, avec tous les cadres administratifs qui avaient vu leurs salaires diminuer drastiquement, alors qu’une partie avait perdu leur emploi ; Les forces armées assistaient à une réduction continue et importante des unités (on parle d’un tiers du nombre des bataillons d’infanterie en 1933) ; les promotions étaient ajournées. Les autres salariés subissaient le risque du chômage et une situation précaire avec la chute des prix et les masses rurales du Centre travaillant pour l’exportation du riz étaient sérieusement touchées ; alors que tous les produits importés avaient été augmentés. Mais curieusement, nous dit Fistié, on ne vit aucun mouvement collectif de mécontentement. Pourquoi ?
Alors que l’énorme majorité des paysans vivait en autosuffisance, ceux du Centre purent compenser les effets de la crise par l’auto-consommation du riz, les poissons des klongs, en donnant moins aux temples, et en s’endettant. Ils ne pouvaient pas s’en prendre au prêteur chinois, qui généralement leur achetait leur riz, ni au propriétaire vivant le plus souvent à Bangkok ; ni à une autorité quelconque, habitués qu’ils étaient à respecter toute hiérarchie sociale.
Quant aux travailleurs salariés, la majorité était, nous l’avons vu, des travailleurs chinois, plus préoccupés par le chômage et par ce qui se passait en Chine. La communauté chinoise était soumise à l’influence du Kuomintang, et en mai 1928 avait suivi le mot d’ordre de boycott des marchandises japonaises, pendant qu’un « Corps de fer et de sang » terrorisait les marchands japonais et ceux qui travaillaient avec eux. Si le gouvernement réussit à le briser en octobre, le coup de force nippon en septembre 1931 en Mandchourie et le débarquement des Japonais à Shanghaï en janvier 1932 provoqua une réaction chez les Chinois de Bangkok. La nouvelle d’un général japonais capturé à Shanghaï provoqua le 6 mars 1932, une manifestation de joie qui se heurta à la police, qui fit 170 arrestations. Un nouveau boycott des marchandises japonaises fut décidé, encouragé par les attaques anti-japonaises de cinq quotidiens chinois importants. Mais le gouvernement siamois, voulant maintenir de bonnes relations avec Tokyo, sut intervenir et calmer les esprits. Ceci pour dire que les Chinois du Siam ne réagirent pas à la situation de crise qui prévalait.
Même la légende qui circulait et annonçait que la dynastie Chakri serait renversée à son 150ème anniversaire n’eut aucun effet. Fistié cite en note le Bangkok Times du 11 avril 1932 qui se félicitait de l’afflux des provinciaux qui auraient été plus nombreux « sans les rumeurs stupides qui avaient cours quant à la possibilité de troubles. » (Cf. Article suivant sur ce 150 ème anniversaire de Bangkok)
On pouvait donc constater que le pays était calme en ce mois d’avril 1932, malgré la grave crise économique qui sévissait depuis 1930.
Et pourtant un coup d’Etat le 24 juin 1932 allait mettre fin à la monarchie absolue et instaurer une monarchie constitutionnelle et parlementaire.
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------
* Pierre Fistié, « L’évolution de la Thaïlande contemporaine », Armand Colin, 1967
**B. J. Terwiel, in « Thailand’s Political History », River Books, 2011
commenter cet article …