Depuis des millénaires, l'homme a utilisé la fermentation alcoolique (transformation du sucre en méthanol – poison - puis en éthanol – alcool primaire : vin et bières) sans toutefois en connaître les processus chimiques. La distillation ultérieure de l’alcool primaire est également vieille comme le monde mais le secret de l’alambic nous a probablement été transmis par les Arabes. Si Monseigneur Pallegoix nous apprend que la boisson principale des Thaïs était l’eau pure et le thé, il nous apprend aussi que beaucoup d’entre eux abusaient de cette boisson « pernicieuse » appelée par lui arak (mais le mot ne se trouve pas dans son dictionnaire), de l’eau de vie de riz et ceux qui s’y adonnent courent à la ruine ajoute-t-il, citant Ovide (Quo plus sont potae, plus sitiuntur aquae - plus on boit plus on a soif - Les Fastes, livre I, 215).
Il nous donne la recette, c’est un distillat de riz gluant cuit à la vapeur comme aujourd’hui et enveloppé dans des feuilles de bananier saupoudré de ferment à base de gingembre. Au bout de vingt-quatre heures, ces petits gâteaux suintent une liqueur sucrée dont une première distillation produit l’arak au goût empyreumathique (saveur et odeur âcre nous dit Larousse) à faible degré (9 ou 10°). Selon La Loubère, la « première liqueur » est une bière que les Siamois ne boivent pas et n’utilisent que pour la distiller ou en faire du vinaigre.
Une nouvelle distillation produit « une très bonne eau de vie » que les Chinois améliorent en distillant avec des graines d’anis étoilé (badiane) ce que justifierait le nom d’arak , et les Siamois frelatent parfois à la chaux, nous apprend La Loubère ?
Une autre production, purement artisanale, mélange de distillation et de macération est spécifique à l’amphoe de Renunakhon (เรณุนคน), dans la province de Nakhonphanom, sur les rives du Mékong à une quarantaine de kilomètres au sud, le lao-ou (เหล้าอุ) ou laho-haï (เหล้าอุไห) ce qui signifie tout simplement « alcool en pot », « amélioré » de bétel, de sucre, d’ail, de tabac, de noix de coco, de (เหล้าอุ), de galanga (กราชายดำ krachaïdam), ce qui lui procurerait des vertus aphrodisiaques et médicinales (1).
C’est ce que les Thaïs appellent le เห้ลาข้าว (laokhao – alcool de riz) que vous trouvez partout, celui du commerce officiel à 35° ou le « vrai » de distillation plus ou moins clandestine, de l’alcool « pour homme » dont une seule rasade suffit à envoyer dans les vignes dionysiaques les plus intrépides buveurs. Toujours d’après notre évêque, les principaux établissements méritant le nom de « fabriques » sont « les sucreries et les distilleries d’arak… ». On peut penser que ces établissements artisanaux étaient nombreux ? Mais il ne semble pas que ces bouilleurs de cru aient alors distillé le sucre de canne dont pourtant le pays est énorme producteur. Ils travaillent dans des échoppes sommaires (โรงกลั่นสุรา ou โรงต้มกลั่น) ignorant probablement tous des dangers de la distillation, le passage du méthanol initial qui rend aveugle à l’éthanol, alcool primaire générateur tout au plus de cirrhose, ce qui explique probablement les dégâts constatés par Monseigneur Pallegoix ?
Pour La Loubère « Comme dans les pays chaud, la dissipation continuelle des esprits fait que l’on désire ce qui en donne, on y aime passionnément les eaux de vie, & les plus fortes plus que les autres ».
Jusque dans les deux premières décennies du XXème siècle, la construction de distilleries industrielles fut paralysée à la fois par les traités inégaux et la voracité de la « Société Française des distilleries de l'Indochine (SFDIC filiale du groupe Worm) », principal fournisseur du monopole des alcools en Indochine française, qui tentait d'étendre ses tentacules. Cela conduisit à des conflits permanents avec le gouvernement siamois, les importateurs et les grossistes de boissons alcoolisées étrangères. Sous la pression diplomatique des Français, le gouvernement dû concéder de nombreux privilèges à la SFDIC. Ce fut tout autant que la question des frontières, celle des privilèges d’extra territorialité et des privilèges douaniers l’une des multiples raisons pour lesquelles la Thaïlande fit des efforts incessants pour se débarrasser de ce statut semi-colonial à l’égard de la France en particulier.
1941, c’est à la fois l’année de la victoire diplomatique sur la France à la suite de laquelle la Thaïlande de Phibun récupère les territoires laos et cambodgiens de la rive droite du Mékong cédés en vertu du traité de 1893, et celle de l’invention du (แม่ โขง) « Mékong ». Il est né de l’imagination débordante d’un brasseur américain vivant sur les rives du fleuve, James Honzatko qui le baptise du vocable de whisky et le produit alors à grande échelle dans sa « Brasserie du Mékong ».
Á sa mort, le secret de fabrication passe à un ami proche, Peter Sawer qui a repris la brasserie. Lancé en 1941, il est rapidement devenu la marque la plus populaire en Thaïlande, grâce au nom que l’américain s’est plu à lui donner rappelant le conflit frontalier avec les Français sur la frontière avec le Laos le long du Mékong. Du whisky, il n’en a toutefois que la couleur. La distillation s’effectue avec 95% de canne à sucre (mélasse) et 5% de riz. Le distillat est ensuite mélangé avec une recette secrète d'herbes et d'épices locales qui lui donnent son arôme caractéristique et son goût, il ne pèse que 35°. La recette sera transmise ensuite transmise à la Bangyikhan Distillery, la plus ancienne distillerie industrielle de Thaïlande, fondée en 1927, qui diffuse toutes espèces d’alcools qualifiés de rhums, de brandies ou de whiskies (hong tong, samsong…) et de bières (Chang, Archa, Federbraü).
Rachetée par le distillateur de rhum, Sangsom (แสง โสม), autour de 2010, la production a cessé un temps mais la production a repris avec une nouvelle étiquette en anglais. Il reste « the spirit of Thailand » - l’esprit de la Thaïlande – quatre mots peut-être plein de sous-entendus.
Mais ses origines très francophobes sont maintenant bien oubliées. Si un Thaï vous sait français et vous propose le cocktail de bienvenue, le fameux « Sabaï-sabaï », il n’y aura très certainement aucune arrière-pensée de sa part, soyez en certain.
Consommez-le avec modération en écoutant la chanson « Mekong » du groupe Fizzy Fuzzy Big & Buzzy : Dans un bar de Bangkok, le chanteur récemment arrivé de Taipei commande Mekong sur Mekong pour lui et un nouvel ami dont il ne peut retenir le nom et, pour la plus grande joie du serveur, lui laisse toujours la monnaie sur ces multiples tournées.
(1) Voir notre article « Notre Isan 28 : Un aphrodisiaque pour femmes de Thaïlande »
Les sites contant l’histoire de cette boisson sont toutefois assez discrets sur l’origine de son nom de baptême :
http://www.flickr.com/photos/m0les/124639177/
https://en.wikipedia.org/wiki/Mekhong_(spirit)
http://www.interbevgroup.com/brands-spirits-mekhong.php
http://www.mekhong.com/en/home.html
http://www.thaibev.com/
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whisky 24/01/2019 10:14
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 24/01/2019 22:56