Nous avions appris dans notre article précédent que les historiens et les chercheurs n’ont jamais pu (jusqu’ici ?) identifier l’origine des Thaïs ; par contre des documents chinois avaient bien remarqué qu’ils avaient une langue et une organisation sociales communes, qu’ils cultivaient le riz, vivaient sur pilotis, et étaient composés de différents groupes, avec des traits culturels et traditionnels spécifiques. Il fallut attendre la fin du XXème siècle pour certifier qu’ils n’avaient pas fondé en 737 en Chine, le royaume de Nanzhao (ou Nan Chao) mais que les différents muang s’y étaient établis.
Mais si aucun historien n’avait pu proposer une origine historique aux Siamois, peut-être avaient-ils – comme de nombreuses sociétés - un mythe fondateur qui établissait leur origine, définissait leur identité ethnique particulière, le contrat social sur lequel reposait leur société ; qui expliquait la formation des clans ; et/ou justifiait la fondation des lignées dynastiques et la hiérarchie des classes sociales.
Or, une légende (Khun Borôm ou Khun Bulom), recueillie par Auguste Pavie (1847-1925) prétendait que Thaïs, Laotiens et Khas (les habitants originaires du Laos) ont eu pour berceau une même courge à Muong-Thèng (Dien-Bien-Phu) laquelle, arrivée à maturité, a donné naissance aux différentes tribus. Un ethnologue, spécialiste du Laos, Charles Archaimbault (1921–2001) avait aussi traduit et commenté cette « légende » du Nithan Khoum Boulom.* En 2006, l’ethnologue, Olivier Evrard *(chercheur à l’IRD au sein de l’UR) revenait encore sur ce mythe fondateur, concernant dans son étude les Lao et les Kmou du Laos du Nord, ajoutant que la structure générale du mythe était commune à de nombreuses populations d’Asie du Sud-Est. (Comme le thème des humains sortis d’une courge dans la tradition indienne-Mahabarata, Ramayana).
Evrard spécifiait par contre que ce mythe n’avait pas pour objet de raconter l’origine de ces populations, mais de justifier par la hiérarchie des divinités, la hiérarchie terrestre, le statut particulier du souverain et de ses descendants, de légitimer « le caractère hiérarchisé typique de l’organisation sociale Taï (les fondateurs de la chefferie, d’extraction divine et la foule de leurs administrés, issus des courges originelles et répartis en deux groupes sociaux : les hommes libres et les esclaves ». (*)
Evrard, de plus, nous révélait que les Kmou, spoliés par les Lao, n’avaient pas du tout le même récit de la courge. Ils avaient bien vu que le récit Tai voulait les intégrer mais en les plaçant en bas de l’échelle sociale.
En 2007, Dominique Menguy, dans une thèse intitulée « Le Mythe de Khun Burôm. Les Origines du Laos d’après un Manuscrit ancien » précisait que le mythe du chef divin, commun aux Tay conquérants venus de Chine du Sud entre les Xe et XIIIe siècles pour s’imposer en Péninsule indochinoise, avait été récupéré au XIVe siècle et réinterprété pour servir à la légitimation de la prise de pouvoir par Fa Ngum** et sa politique d’expansion aux dépens des royaumes voisins.
Nous avions certes un mythe oral servant à justifier le pouvoir d’une ethnie sur une autre, dans le Laos du nord, ou au XIVème siècle, à légitimer la prise de pouvoir de Fa Ngum pour fonder le Lan Xang en 1354, mais nous n’avions aucune référence typiquement siamoise à ce mythe du Khun Burôm.
D’ailleurs les « Chroniques royales » ou les « Annales siamoises » étaient truffées de fables et de légendes, mais ne faisaient nulle allusion au mythe du Khun Burôm. Les différents rois légitimaient leur accession au trône par « les mérites acquis » et en suivant les rites mythico-religieux du bouddhisme theravâda et du brahmanisme et en incarnant les différents dieux et divinités : Bouddha, Rama, Shiva, Brahma, Vichnou, etc.
Or, on peut se douter que les Thaïs, comme de nombreux peuples du monde sont nés avec un mythe fondateur, qui raconte leur histoire sacrée, l'origine de leur Monde (Celle des plantes, des animaux, et des premiers hommes) et leur explique comment ils doivent vivre avec les Dieux et les esprits, dans un temps et un espace sacrés qui organise leur société et donne sens à chaque étape de leur vie (la naissance, l’initiation, le mariage, les funérailles …), mais nul - jusqu’ici - ne l’a évoqué. (Cf. Article 13 ***)
Même Monseigneur Pallegoix (1805-1862) qui a vécu 30 ans au Siam et a produit une œuvre monumentale sur ce pays n’a jamais entendu de son royal ami, le grand roi Mongkut (1851-1868) une quelconque référence à ce mythe fondateur, ni d’ailleurs à l’origine chinoise de son peuple, qu’il voyait d’ailleurs provenir du Bengale. (Cf. 124. Monseigneur Pallegoix. (1805-1862)).
Le roi Mongkut (Rama IV) était alors plus préoccupé à légitimer son royaume face aux menaces coloniales anglaises et françaises, en créant l’histoire du Siam – au sens occidental – qui déclarait le royaume de Sukkhotaï (1238) comme fondateur du Siam et berceau de la civilisation thaïe et la stèle de Ramkhamhaeng de 1292 comme l'acte fondateur de la nation thaïe.**** Nous étions désormais dans l’Histoire et loin du mythe d’origine des Siamois, et du mythe du Khun Burôm.
Il fallait donc renoncer à connaître l’origine des Thaïs et tenter de les suivre depuis le VIIIème siècle dans leurs migrations. Ce sera notre prochain article.
Références.
* Charles Archaimbault (1921–2001) (Ethnologue français, spécialiste de la culture lao.), « La naissance du monde selon les traditions lao : le mythe de Khun Bulom », dans La naissance du monde, Paris, Seuil (Sources orientales), 1959, 383-416.
Olivier Evrard (chercheur à l’IRD au sein de l’UR), « Chroniques des Cendres, Anthropologie des sociétés khmou et dynamiques interethniques du Nord-Laos, IRD Editions, 2006.
Dominique Menguy, Le Mythe de Khun Burôm. Les Origines du Laos d’après un Manuscrit ancien, Collection : « Contes et légendes de l’Orient » Editeur : Seven Orients (Paris), 2007.
Grant Evans « The Taï original diaspora », journal de la Siam society 2016, pp 1-25.
** Le roi Fa Ngum ?
« Prince lao élevé à la cour d’Angkor, la première version du mythe lui accorde un droit d’aînesse remontant à l’ancêtre Kun Lo et l’impose comme suzerain incontesté dans la région de la moyenne vallée du Mêkhong. L’auteur a également traité des relations entre le Cambodge et le Lan Xang à cette époque, ce qui n’est pas sans intérêt. Il a situé la rédaction de la seconde version du mythe ou Nithan Khun Burôm, sous le règne du roi Vixun, en l’an 1515 EC, année de l’achèvement du Vat Vixun. Le personnage de Vixun, co-auteur du Nithan Khun Burôm, transparaissait derrière celui de Khun Burôm. Par la rédaction du Nithan Khun Burôm, il légitimait sa prise de pouvoir aux dépens de son neveu, ainsi que son système étatique en l’attribuant à ses ancêtres Fa Ngum et Khun Burôm. »
***Cf. aussi : 11. Notre Histoire : Origines des Thaïs, une courge de Dien-Bien-Phu ?
13. Notre Histoire. Les origines mythiques de la Thaïlande ?
**** Cf. Nos articles 18 et 21 sur ce sujet.
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dominique Menguy 10/03/2017 19:00
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 11/03/2017 09:50