Joachim Grassi (en italien Gioachino Grassi – en thaï โยอาคิม กราซี) est né le 28 décembre 1837 à Capodistria et mort le 19 août 1904 à Trieste. Architecte porteur de trois nationalités, autrichien par les hasards de l’histoire, italien de souche, français par choix, et il a travaillé pour le gouvernement siamois et la haute société siamoise à la fin du XIXème siècle. Il a été parmi les premiers architectes européens sinon le premier, employé par le roi Chulalongkorn et a largement contribué à l'architecture de Siam lors de sa modernisation.
Les origines.
Pourquoi cette triple nationalité (1) ? Sa ville de naissance, Capodistria (Capodistrie) est en Istrie. En 1837, l’Istrie était en Bosnie-Herzégovine autrichienne. Aujourd’hui la ville s’appelle Koper et elle est en Slovénie tout en étant revendiquée par la Croatie. L’Istrie a tour à tour été grecque, romaine, byzantine, vénitienne, autrichienne, française (comprise dans l’empire) – le maréchal Bessière fut nommé Duc d’Istrie - revenue à l’Autriche, redevenu italienne en 1919, partagée entre l’Italie et la Yougoslavie en 1945. Après l’explosion de la Yougoslavie, l’Istrie est devenue pour une grande partie croate, resta pour une petite partie italienne mais Capodistrie devint Slovène. Quant à Trieste, la ville où revint mourir notre architecte, son histoire fut tout aussi chaotique mais elle était toujours autrichienne à la date de sa mort.
Joachim appartenait à une famille notable de l’ancienne noblesse vénitienne. Nous savons peu de choses sinon rien sur son éducation et sa formation (2). Quel était l’avenir d’un architecte de sang italien sous l’empire des Habsbourg en région « occupée » ? Toujours est-il qu’en 1870, il rejoint le Siam au bénéfice probablement du traité d’amitié signé entre ce pays et l’Autriche-Hongrie en 1869.
Il ne s’inscrit pas à Bangkok sur la liste des protégés austro-hongrois ni sous la protection italienne bien que le traité d’amitié entre l’Italie et le Siam date de 1863 mais sous la protection française en 1883 (3). Son choix fut l’œuvre de notre énergique consul, Jules Harmand qui « travaillait au corps » les étrangers résidant à Bangkok.
Peut-être aussi Grassi y-a-til vu la possibilité de travailler également dans l’Indochine française ? Nous n’avons en tous cas trouvé aucune trace de ses prestations au Vietnam ou au Cambodge. Nous savons que le 29 mars 1889 au Consulat de France à Bangkok s’est présenté devant Louis Finot, attaché de consulat, M. Grassi (Joachim), entrepreneur en génie civil et protégé français, résidant à Bangkok, qui déclare la naissance de trois fils, tous né à Bangkok, Félix Auguste, en 1880, Eugène César, en 1881, le « compositeur siamois » dont nous reparlerons longuement, mort « français à part entière » et Georges Raphaël, né en 1884, tous déclarés comme enfants naturels, sans mention de leur mère. Le nom de la mère est porté sur l’acte de décès de notre musicien, le 8 juin 1941 dans un hôpital parisien en pleine guerre, « âgé de 60 ans, fils de Joachim Grassi et de Lucie Nho, sans autre information connue de l'informateur », l’état matrimonial du défunt est mentionné comme « inconnu du dit informateur ». Nous ignorons ce que sont devenus ses deux frères, restés à Bangkok ? Nous n’avons trace que de Felix qui tenait un cabinet d’ingénieur en génie civil à Bangkok en 1914. « Lucie Nho » un nom asiatique et un prénom chrétien, Chinoise ? Indochinoise catholique dont la famille avait fui les persécutions annamites au dix-neuvième siècle ? Cambodgienne peut-être ? Bouddhiste ? La question reste posée. Lors du départ du père en 1893, les trois garçons sont en tous cas restés à Bangkok avec leur mère.
Joachim restera au Siam jusqu’en 1893, chassé par l’incident de Paknam et retournera ensuite dans son pays natal (Italie encore autrichienne) pour continuer sa profession d’architecte et mourir sous la nationalité autrichienne à Trieste le 19 août 1904. Il est inhumé au cimetière de Trieste. aux côtés de son fils Oscar.
De retour en Autriche, à près de soixante ans, il épouse en 1897 la sœur d'un associé au sein de la Grassi Brothers & Co, probablement autrichienne, Amalia Margaritha Josepha Stölker, née le 10 février 1857, qui lui donna deux fils, le premier en 1897, Ugo et Oscar en 1900 dont la descendance est toujours subsistante dans le Frioul. Ils ont tous repris la particule («de Grassi») que portaient leurs ancêtres vénitiens.
Joachim ouvrit dès son arrivée au Siam un cabinet d’architecture qui connut très vite un succès fulgurant, bénéficiant de nombreuses commandes officielles puis privées. Ce succès tenait probablement au fait que ses prestations correspondaient parfaitement aux goûts du roi. Il fut rejoint en 1881 à Bangkok par ses deux frères, Giacomo, né à Capodistria le 10 avril 1850, un ingénieur, qui mourut du paludisme le 13 octobre 1890, enterré dans le cimetière chrétien sur la route de Silom,
... et Antonio, sculpteur, qui vécut au Siam de 1877 à 1885, né à Capodistria le 16 janvier 1841 et mort à Florence le 28 juin 1887.
Ils fondèrent la Grassi Brothers & Co, enregistée au consulat Austro-Hongrois en 1883, qui existe toujours.
Elle comprend des constructions résidentielles et des bâtiments publics, une architecture de style occidental interprétée de façon siamoise : Joachim construisit des immeubles de style occidental variant d’une construction à l’autre en fonction des goûts de ses clients. D'autre part, ses méthodes de construction, la conception des plans du bâtiment et celle de leur architecture reposent sur des principes classiques et sur un dessin romantique du 18ème et du 19ème siècle. L'architecture de Grassi est en relation étroite avec les conditions socio-économiques locales et la situation politique du Siam sous le règne de Rama V. Pendant les 23 ans de sa présence au Siam, il s’est concentré sur l’architecture classique et romantique sans jamais changer ses goûts artistiques. Toutefois, les conditions climatiques l’ont conduit à modifier la forme de ses toitures partant du plat vers des toitures galbées. Il fut ensuite conduit à ajouter des vérandas pour faciliter la ventilation. Dans les bâtiments résidentiels, il concevait un hall principal à l'avant entouré de petites pièces de moindre importance. Les chambres étaient en général situées vers l’intérieur dans les parties privatives. Dans les bâtiments publics, il respectait des plans classiques utilisant une stricte symétrie. Il dessinait en général un fronton de style grec en façade. Les pièces d’habitation étaient installées dans des ailes aussi symétriques. Son architecture reflète à la fois ses soucis esthétiques en fonction de goûts très classiques mais aménagés en fonction des conditions siamoises, à la recherche d’un nouveau style architectural dans le souci de marcher vers « la civilisation ».
Nous ne parlerons que de quelques-unes de ses réalisations, celles qui nous semblent les plus significatives. Madame Pittayawattanachai en a inventorié vingt-neuf. Compte tenu de l’importance de ces constructions, on peut penser que cette liste est exhaustive, il y avait là de quoi occuper un cabinet d’architecture pendant vingt-trois ans. (4)
1870 : Le Ministère des finances devenu le musée des textiles de S.M le Reine Sirikit.
Phiphitthaphan Phanai Somdet Phranangchao Sirikit (พิพิธภัณฑ์ผ้าในสมเด็จพระนางเจ้าสิริกิติ์). Situé dans le complexe du palais royal, cette structure de style européen construite à partir de 1870, fut l’une des premières réalisations de Grassi. Elle fut d’abord le ministère des Finances. Le bâtiment fut magnifiquement restauré en 2003 pour accueillir la superbe collection des soies royales de la merveilleuse collection appartenant à la reine.
1872 : Le Palais royal de Bang Pa-in.
Phraratchawang Bang Pa-in (พระราชวังบางปะอิน) : Construit à Ayuthaya par le roi Prasat Thong en 1632, il fut abandonné jusqu'à ce que le roi Mongkut commence à faire restaurer le site. Les bâtiments actuels, œuvre de Grassi, ont été construits entre 1872 et 1889 sous le règne du roi Chulalongkorn.
1874 : Banque de Hong Kong et de Changaï.
Thanakhanhokonglaechianghai (ธานาคารฮ่อกงและเชี่ยงไฮ) : le bâtiment a été édifié en 1874. Grassi a également dessiné le billet de 100 baths émis par cet organisme.
1875 : Le Palais Burapha Phirom
Wang Burapha Phirom (วังบูรพาภิรมย์) a été construit en 1875 pour servir de résidence au Prince Bhanurangsi Savangwongse (ภาณุรังษีสว่างวงศ์), il a disparu et les lieux ont été transformés depuis peu en centre commercial. A l’occasion de cette construction, Grassi inaugure une cérémonie alors totalement inconnue au Siam : la pose de la première pierre.
Il s’agit là de la première construction de Grassi à l’intention d’un particulier et, détail singulier, c’est probablement le premier immeuble du Siam qui comportait une cheminée dans un salon. Le prince était-il frileux ?
1875 : Le consulat du Portugal.
Sathankongsun Khong Prathet Protuket (สถานกงสุลของประเทศโปรตุเกส). Ce bâtiment a été édifié en 1875. Il est actuellement le plus ancien des immeubles diplomatiques de Bangkok.
1878 : Le Wat Niwet Thammaprawat.
Phra-ubothawatniwetnaronmoprawat (พระอุโบถวัดนิเวศนะรรมประวัติ). Voilà le singulier exemple d’un bâtiment sacré du bouddhisme de style néogothique construit par un architecte occidental, probablement le seul dans le pays, selon les désirs du roi.
Édifié en face du Palais Bang Pa-in à Ayuthaya en 1878, il est décoré de très beaux vitraux et d’un inhabituel cadran solaire. Seule la présence de statues de Bouddha nous rappelle qu’il ne s’agit pas d’une église catholique. Tel était le souhait royal !
1880 : Monument de la reine Sunanda dans le parc de Saranrom.
La reine consort Sunanda (พระนางเจ้าสุนันทา) mourut prématurément en 1880. Le roi fit édifier ce monument dans le parc Saranrom (สวนสราญรมย์), une bulle de verdure en plein Bangkok. Peut-être aussi faut-il y voir la griffe de son frère Antoine le sculpteur ?
1881 : Le palais « Windsor » (วังวินด์เซอร์ - Wang Winsoe).
Ce palais de style gothique et romantique, bien mal nommé par les occidentaux en raison d’une ressemblance plus ou moins réelle avec le palais Windsor, fut construit sur ordres du roi Chulalongkorn en 1881 pour servir de résidence au prince héritier Vajirunhit (ชิรุณหิศ), son premier fils né de la reine Savang Vadhana (สว่างวัฒนา) le 27 juin 1878. Il est devenu plus tard une partie de l'université de Chulalongkorn mais a ensuite été démoli pour faire place à la construction du stade de Suphachalasai (สนามศุภชลาศัย). Pour les Siamois, il était Wang Klang Thung (วังกลางทุ่ง) « le palais du milieu de terrain » ou Wang Mai (วังใหม่) « le nouveau palais ». Le petit prince, mort en 1895, n’eut pas le temps d’y vivre.
1883 : L’Église de l'Immaculée Conception à Bangkok.
Watkhonsepchan (วัดคอนเซ็ปชัญ). Fondée par Monseigneur Jean-Baptiste Pallegoix en 1837, elle a été construite dans un style relativement baroque. En 1883 Joachim Grassi a ajouté le clocher de style néo-roman à la façade ouest. (6)
1883 : L’Église Saint-Joseph à Ayuthaya.
Watnakbunyosaep (วัดนักบุญยอแซฟ). Elle fut reconstruite entre 1883 et 1888 dans le style roman après la disparition du bâtiment d’origine de 1664 et diverses restaurations entreprises par Monseigneur Pallegoix.
1884 : Le fort Chulachomklao.
Pomphrachunlachomklao (ป้อมพระจุลจอมเกล้า) construit en 1884, aujourd‘hui musée. C’est de là que la marine siamoise tenta de s’opposer en vain à l’incursion française de 1893.
1884 : La tombe de Henry Alabaster au cimetière protestant de Bangkok.
Nous connaissons ce personnage devenu Siamois d’adoption, mort en 1884. (5) Ses obsèques furent organisées par le roi qui fit construire ce monument de style néogothique au cimetière protestant de Bangkok.
1887 : Le Ministère de la défense.
Krasuang Kalahom (กระทรวงกลาโหม) : Il date de 1887. C’est son œuvre ; un énorme bâtiment officiel de style européen très classique de couleur jaune qui servait de caserne à la Garde royale. Il est toujours en place.
1888 : L’ancien bâtiment des douanes.
Samnakchotmaihethaengchat (สำนักจดหมายเหตุแห่งชาติ), construit entre 1888 et 1890, ce bâtiment situé non loin de l’ambassade de France et de l’hôtel Oriental fut longtemps « la porte du Siam » aujourd’hui occupé par les pompiers et dans un triste état. Il est toutefois prévu qu'il soit transformé en hôtel en 2018 ?
1890 : Le « Concordia club » de Batavia.
Concodia (คองคอเดีย) Une incursion en Indonésie, il s’agit du bâtiment du club militaire dont le nouveau bâtiment fut construit en 1890.
Le seul monument que nous connaissions édifié par Joachim Grassi après son retour au pays est le monument funéraire de son frère Antoine dans le cimetière de Capodistria, en 1887, l’année de sa mort. Le monument est connu localement sous le nom de « tombe indienne » (tomba indiana). Conçu en forme de chedi siamois, il est entouré des « bai sémas », les bornes sacrées situées aux points cardinaux (mais il n’y en a que quatre au lieu de huit), une décoration de nagas, de bouddhas et d’anges, le bâtiment est surmonté par la croix du Christ, bien de quoi décontenancer les visiteurs italo-slovènes mais démontre la double spiritualité de Grassi, chrétienne par ses racines paternelles et (probablement ?) bouddhistes par sa vie au Siam.
Nous lui connaissons encore une étude (en français) publiée à Trieste en 1902 « étude sur l'irrigation du Royaume de Siam » correspondant à des recherches que son départ du Siam ne lui a pas permis de terminer. Nous n’avons pas pu la consulter.
Il est possible de lui attribuer encore, sans certitudes, les bâtiments conventuels du temple Phrasrimahapo (พระศรีมหาโพธิ์) attribué sans autres explications par un panneau descriptif sommaire à un architecte « franco-italien » ?
Cette architecture que certains pourraient qualifier de désuète sinon « ringarde » est caractéristique d’une époque, des conceptions architecturale et des goûts de la clientèle fortement influencés par ceux du roi Chulalongkorn. Il appartiendra à son fils Eugène de révolutionner non plus l’architecture mais la musique. Nous lui consacrerons un prochain article.
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Joachim Grassi fut incontestablement un pionnier, arrivé à Siam sans aide, sans moyens, sans connaître le pays ni son langage, il a dû faire son chemin seul. Il a façonné la capitale à la fin du XIXème siècle au terme d’une ascension rapide et écrasante.
NOTES
(1) Nous avons puisé de précieux renseignements dans l’ouvrage de Lucio Nalesini, un universitaire italien de l’Université Chulalongkorn, « GRASSI BROTHERS & Co. L'ARCHITETTO CAPODISTRIANO GiOACHINO GRASSI E FRATELLI NELLA BANGKOK DI FINE SECOLO XIX », publication des Annales de l’Université de Slovénie, Series Historia et Sociologia, 10, 2000, 1 (numérisé). L’ouvrage est en italien, merci à notre traducteur bénévole. Nous n’avons malheureusement pas pu traduire quelques paragraphes en slovène. L’auteur s’est livré à un méticuleux travail de recherche dans les archives italiennes (Venise - Trieste) ou Slovène (Capodistria).
(2) Son œuvre architecturale a fait l’objet d’une thèse de Mademoiselle Piriya Pittayawattanachai (en thaï) สถาปัตยกรมของโยอาคิม กราซีในสยาม (« L’architecture de Joachim Grassi au Siam »), publication de l’Université Silpakorn de 2011, 282 pages, numérisée.
(3) Les actes aux archives du Ministère des affaires étrangères ont été retrouvées par Philippe de Lustrac, un historien « free-lance » de la musique qui a consacré une ouvrage au fils musicien : « The Siamese Composer Eugène Cinda Grassi - Bangkok 1881-Paris 1941 », in Journal of urban culture research, volume I - 2010 (Université Chulalongkorn).
(4) La liste est reprise par Wikipedia https://en.wikipedia.org/wiki/Joachim_Grassi qui donne Madame Pittayawattanachai en références.
(5) Voir notre article A 221 « UN BREF HISTORIQUE DES MARIAGES MIXTES EN THAILANDE ».
(6) Sur l’Église de l’Immaculée conception, voir la monographie (en thaï) de Patison Benyasuta (ปติสร เพ็ญสุต) « พัฒนาการสถาปัตยกรรมวัดคอนเซ็ปชัญ จากโบสถ์วิลันดาสู่ยุคฟื้นฟูโรมันเนสก์ » (Le développement de la construction de l'église de la Immaculée Conception à Bangkok, du style Vilanda au style néo-roman) in « ดํารงวิชาการ », 2015 (Damrong Journal – Journal de la faculté d’archéologie de l’Université Silpakorn)
L'architecture du XXIème siècle a un style plus agressif tel l'immeuble de l'ambassade de France à Bangkok :
... ou plus symbolique tel celui de la cathérale de Tharé :
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Tristan 03/06/2017 12:20
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 04/06/2017 04:52