Les premiers italiens installés définitivement au Siam furent les missionnaires jésuites arrivés en 1700 après l’épopée française sous Louis XIV ; leur succès fut mitigé. Nous savons que la présence italienne fut atypique par rapport à celle de l'émigration italienne à l'étranger. Contrairement aux flux migratoires habituels dans le monde, il faut parler ici d'une « intelligence italienne » ou encore d’une « immigration cultivée » composée majoritairement de personnalités artistiques, architectes, peintres et sculpteurs ou ingénieurs d’une haute technicité qui ont lié leur présence à la modernisation du Royaume essentiellement sous le règne du roi Chulalongkorn.
Les invitations royales portaient sur des Italiens de préférence à d’autres européens, pour des raisons d’évidence : L’Italie n’avait pas d'appétits coloniaux en Asie. Les militaires ont d’ailleurs précédé les artistes : Nous reparlerons bientôt du colonel Gerolamo Emilio Gerini qui avait entre 1881 et 1906 réorganisée l'armée et créé l'académie militaire siamoise.
Pour la même raison, les Danois, vierges de toutes ambitions coloniales eurent en mains la marine en la personne de l’Amiral qui se faisait appeler « de Richelieu » dont nous avons déjà parlé (1).
Il en fut de même de la police : Nous avons rencontré à de nombreuses reprises la Major Erik Seidenfaden auquel l’archéologie et l’ethnographie siamoises doivent beaucoup.
Il est ensuite certain que le Roi, que lors de ses deux périples, le voyage officiel de 1897 et le voyage privé de 1907, au cours desquels il avait visité l’Italie avait conçu une passion pour l’art de ce pays. Pouvait-il en être autrement pour qui connait Florence, fleuron de la Toscane, considérée par beaucoup comme la plus belle ville du monde et la capitale mondiale de l’architecture, de la peinture et de la sculpture ?
La contribution italienne se manifestera dans les domaines architecturaux dont nous vous avons parlé il y a peu Nous connaissons les principales de ces personnalités célèbres de « l'âge d'or » : les architectes Mario Tamagno,
Annibale Rigotti
et Ercole Manfredi
... ainsi que les ingénieurs Carlo Allegri et Emilio Gollo aux côtés d'un grand nombre de techniciens hautement spécialisés qui resteront 35 ans au service du Siam (2). Les conséquences de la première guerre mondiale ont eu pour effet de réduire la communauté italienne en termes de nombre, car n’oublions pas que l’Italie est entré en guerre en 1915, que ses ressortissants ont été mobilisés et durent retourner au pays souvent pour y mourir (3).
N’ayons toutefois garde d’oublier une haute figure artistique avec l’arrivée plus tardive de Corrado Feroci en 1923 responsable du « monument de la démocratie » dont nous avons également parlé (4). Il devint plus siamois que les siamois sous le nom de Silpa Bhirasri et toujours considéré comme le père de l’art thaï contemporain (5).
Nos architectes et nos ingénieurs étaient accompagnés des artistes, Ercole Manfredi, également peintre et sculpteur, les peintres Alfredo Rigazzi, Cesare Ferro, Galileo Chini, Carlo Rigoli et le sculpteur Vittorio Novi.
Nous connaissons d’Ercole Manfredi autant architecte qu’artiste la sculpture en marbre de Carrare des deux lions
situés à l’entrée du Wat benjamabophit (วัดเบญจมบพิตรดุสิตวนาราม) au cœur de la vieille ville
et les portes de bronze du Palais Chittralada (พระตำหนักจิตรลดารโหฐาน). Nombre de ses œuvres qui n’ont pas été inventoriées se trouve probablement dans des domaines privés.
Vittorio Novi (1866 - 1955)
Sa vie errante de sculpteur est un roman entre son Italie natale, Zurich, Paris et Bangkok, il l’a en quelque sorte résumée dans un courrier adressé à son épouse « Je sais m'habituer à tout pour donner à ma famille bien-aimée les choses que j'ai aimées et pouvoir donner à mes enfants l'éducation nécessaire pour qu'ils n'aient pas besoin de quitter leur patrie et leur famille pour gagner leur vie ».
Elle résume le sort de beaucoup de ces immigrants italiens. Originaire de Lanzo d’Intelvi, petit village de montagne du Piémont, frontalier de la Suisse et proche du lac de Come.
Il arrive tardivement au Siam à 44 ans, embarqué le 29 juillet 1910 à la demande du Roi Chulalongkorn au bénéfice d’un contrat de 3 ans, portant sur les sculptures de marbre de la fameuse salle du trône.
Compte tenu de la qualité de ses prestations, le Roi lui commanda sa statue ainsi que plusieurs de ses ministres. Il reste trois ans de plus, retourne en Italie en 1916, reçoit en 1921 l’honneur suprême pour un étranger, l’ordre de l’éléphant blanc. Il meurt dans son village à 89 ans (6).
Galileo Chini (1873-1956)
La vie de Galileo Andrea Maria Chini est encore un roman. Né le 2 décembre 1873 à Florence de Elio Chini, modeste tailleur et d’Aristea Bastianie, il mourut le 23 août 1956 dans la même ville. Resté au Siam de 1911 à 1913, il fut à la fois peintre, sculpteur et céramiste. Durant son séjour de trente mois, il décorera somptueusement la Salle du Trône Anantasamakon
et de nombreuses fresques consacrées à la dynastie des Chakri.
Sa famille était modeste, il quitte le domicile à 13 ans à la fin de ses études primaires et s’inscrit à des cours de décoration de l'École d'Art de Santa Croce à Florence. Il doit la quitter pour des raisons financières. Nous allons le trouver ouvrier à l’usine de produits chimiques Pegna puis apprenti cuisinier dans l’établissement d’un Oncle. Il se retrouve dans l’atelier de peinture d’Amedeo Buontempo et Augusto Burchi où il s’initie aux techniques de restauration des peintures anciennes. Le premier l’instruit des techniques de décoration. Il commence alors une brillante carrière de peintre en Italie.
Il se lance également dans la céramique et y acquiert une renommée au travers de multiples expositions.
En 1910, le roi Siam, Rama V fasciné par son travail l'invite à travailler à Bangkok souhaitant rafraîchir le palais royal de fresques relatant les épisodes les plus saillants de sa dynastie, Chini était alors le fresquiste le plus connu de l'époque. En juin 1911, il s'embarque à Gênes. Il est accueilli par Rama VI. Ses fresques situées dans la grande salle du trône sous le dôme qui culmine à plus de cinquante mètres, évoquent des moments importants des derniers rois du Siam les immortalisant dans l'histoire, y compris Rama V qui avait conçu l'idée du palais. Chini a également réalisé une série de portraits officiels de la famille royale et des dignitaires de la cour. Il revient en Italie en 1913 avec de nombreux tableaux de paysage réalisés au Siam. N’entrons pas dans le détail d’une carrière artistique qui fut exceptionnelle en dehors du Siam.
Ne citons qu’une anecdote française qui le mit au centre d’une vaste polémique artistique à la fin de 1913 : déjà célèbre, il fut appelé par le Musée du Louvre pour examiner la Joconde retrouvée après avoir été volée. Sans mettre explicitement en doute son authenticité, il y constata de nombreuses retouches modernes (7).
A l’occasion de la biennale de Venise de 1930, un critique d’art français écrit de lui « Dans des genres si variés, l'artiste fait preuve d'un tempérament vibrant, d'un remarquable sentiment de la couleur et des valeurs de tons; sa technique est sûre: il a ce respect de la forme et cependant une orientation très moderne dans sa facture » (8). Il meurt le 23 août 1956 dans son atelier de Via del Ghirlandaio à Florence. Il est enterré dans le cimetière monumental d'Antella.
Carlo Rigoli (1883-1962)
C’est encore un Florentin sur lequel nous savons peu de choses. Destiné à la prêtrise, il diverge en manifestant dès l’enfance son amour de l’art. Il est chaperonné par Galileo Chini son aîné de 10 ans qui l’invite à l’accompagner au Siam pour l’assister dans la peinture des fresques de la salle du trône. Parallèlement, ils participent tous deux à la confection de fresques dans le palais du prince Paribatra, Bang Khunphrom (วังบางขุนพรหม), aujourd’hui siège de la banque de Thaïlande.
Rigoli pour sa part effectue de nombreuses aquarelles pour les membres de la famille royale.
Rappelons si besoin était que pour les artistes, fresques et aquarelles sont d’un maniement fort délicat puisque ne permettant aucun droit à l’erreur. Il s’était lié d’amitié avec le prince Narit qui lui confie la décoration intérieure à laquelle il aurait participé du wat Rachatiwat (วัดราชาธิวาส).
Cesare Ferro (1880 - 1934)
C’est encore un Turinois issu de l’Académie Albertine. Fils d’un banquier et de Scolastica Pia, il est né à Turin le 18 mars 1880. Il suit d’abord des études techniques au collège Chivasso dont il est diplômé en juillet 1894 avant de s’inscrire à l’Académie Albertine où il termine son cursus en octobre 1899. Il y est pris en amitié par le peintre portraitiste Giacomo Grosso. Il y est nommé professeur l'année scolaire 1909-1910 avant d’en devenir Président à son retour du Siam. Il acquiert une incontestable renommée de peintre remarqué dans de multiples expositions internationales. Il rejoint le Siam en 1904 bien avant Grassi, où il est chargé de décorer de scènes mythologiques locales, des chambres de la villa Ambara au sein du palais royal.
Il va également réaliser le dessin de pièces de monnaie
et de timbres-poste.
Emission de 1905 :
Emission de 1908 :
Il reste au Siam jusqu’en 1907. Il va réaliser la décoration du pavillon du Siam à l’exposition internationale de Turin en 1911 dont l’architecture incombait à Annibale Rigotti et Mario Tamagno.
Il avait ramené du Siam de nombreux dessins et aquarelles qui firent la joie des collectionneurs et dont de nombreux se trouvent aujourd’hui au Musée d’art moderne de Turin. Il continue sa carrière de peintre à Turin mais revient au Siam en 1925 où il participe à la décoration du palais Norashing et réalise encore de nombreux portraits pour le compte de riches particuliers. De retour à Turin, il continue sa carrière de peintre et de graveur. Il mourut à Turin le 15 mars 1934 et fut enterré à Usseglio.
Alfredo Rigazzi
Nous savons peu de choses sur lui. Il participa en 1910 à la fin de la décoration du wat Rachatiwat à la demande du prince Narit, à la décoration et l’architecture intérieure de la gare de Hua Lamphong entre 1910 et 1916, à la décoration de la chapelle de l’école du couvent Saint Joseph à Bangkok et
et enfin à celle du très luxueux Hua Hin railway hotel.
Les œuvres de ces artistes sont évidemment moins apparentes que celles des architectes qui ne peuvent échapper à un œil curieux. Les fresques peuvent se situer dans des intérieurs inaccessibles au public et les tableaux se retrouver dans des collections privées. Les œuvres de Chini, grand parmi les grands, sont pour les toiles parfois offertes dans les ventes aux enchères, essentiellement en Europe. Ses céramiques se retrouvent plus souvent dans les ventes de Bangkok, ne nous attardons pas sur leur authenticité, elle est aussi assurée que celle de la Joconde qu’il a expertisée
Cette liste d’artistes n’est évidemment pas exhaustive. Il y en eut bien d’autres sur lesquels les renseignements nous font défaut, par exemple le sculpteur Antonio Tonarelli, le musicien Alberto Nazzari (1883-1919) qui accompagna le colonel Gerini, le joaillier Luigi Riganti, devenu bijoutier de la cour dont les créations ne peuvent se trouver que dans des collections privées. Nombre d’entre eux n’ont pu regagner l’Europe et y gagner la notoriété. Tous souffrirent du paludisme, de la fièvre jaune et du choléra, toujours endémique à cette époque. Pour ceux qui ne sont pas revenus, l'ancien cimetière catholique de Silom Road fut le dernier logement
aux côtés de la famille Coedès ou de Lingat.
NOTES
(1) Voir notre article 138 « Qui était le Commodore du Plessis de Richelieu, commandant en chef de la marine siamoise en 1893 »
(2) Nous ne connaissons d’eux guère plus que des noms : Giuseppe Canova, détaché auprès des Chemins de fer de l'État; les ingénieurs provinciaux étaient Edmondo Roberti, A. Spigno et M. Sala, et leurs assistants G. Levi, A. Facchinetti, L. Giacone, P. Coletti, G. Guasco et L. Baghini. Il est permis de penser que le nom de nombre d’entre eux figure sur les monuments aux 650.000 morts italiens de la guerre.
Monument aux morts de Turin :
(3) Voir sur les architectes et les ingénieurs notre article A 243 « LES ARCHITECTES ET LES INGENIEURS ITALIENS AU SIAM SOUS RAMA V ET RAMA VI ».
(4) Voir notre article A 205 « LE MONUMENT DE LA DÉMOCRATIE … LE MAL NOMMÉ ».
(5) Voir notre article A 241 « CORRADO FERROCI (SILPA BHIRASRI), « LE PÈRE DE L’ART THAÏ CONTEMPORAIN » (1892 – 1962) ».
(6) Le courrier de Come lui a consacré le 18 octobre 2017 un très bel article : http://www.corrieredicomo.it/vittorio-novi-un-maestro-intelvese-a-bangkok-la-thailandia-restaura-le-sue-opere-monumentali/
(7) Rappelons que le tableau avait été volé en 1911 et retrouvé en décembre 1913. La question s’était évidemment posée de savoir si c’était la bonne. Voir l’article « Est-ce bien elle » in Le journal de Paris du 16 décembre 1913.
(8) Voir « Arts-sciences-lettres. Revue illustrée. Organe officiel de l'Union internationale des arts décoratifs » du 10 octobre 1930.
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