Nous avons le plaisir d’accueillir dans nos colonnes deux invités de talent, Philippe de Lustrac et Sylvie Dancre. Nous connaissions Philippe de Lustrac, historien « free-lance » de la danse et de la musique pour sa très belle biographie du compositeur franco-siamo-italien, Eugène Grassi « The Siamese Composer Eugène Cinda Grassi – Bangkok 1881 – Paris 1941 » publiée en 2010 dans le « Journal or urban culture research » de l’Université Chulalongkorn.
Sylvie Dancre est spécialiste de danse classique, qu’elle a pratiquée professionnellement et enseigne aujourd’hui à Paris (elle a aussi enseigné en 2008 au Bangkok City Ballet de Madame Hirata Masako)
Cet article consacré au collège des arts dramatiques de Bangkok a été publié dans le numéro 264 (avril 2007) de la revue mensuelle « Danser ». Fondée en 1983 cette revue fut pendant 30 ans l’unique référence française dédiée à l'ensemble des danses et chorégraphies. Dotée d’une petite dizaine de millier de lecteurs fidèles, elle a disparu en 2013 sous cette forme dans le cadre d’une procédure de liquidation consécutive au redressement judiciaire de son propriétaire Desclée De Brouwer. Nous publions l’intégralité de leur article consacré aux « apprentis danseurs à Bangkok », article remarquable dans la forme et passionnant sur le fond. Nous remercions bien chaleureusement ses auteurs de leur amicale autorisation

A côté du Théâtre national, le Collège des Arts dramatiques de Bangkok accueille plus de 1.500 élèves, qui après une première formation spécialisée durant leurs études primaires, vont étudier pendant dix ans, avec l'aide de 140 professeurs, danse et musique siamoises, et même quelques notions occidentales.
Texte et photos : Sylvie Dancre et Philippe de Lustrac
Apprentis danseurs à Bangkok

Parmi plus de Ia centaine de formes de danse existant en Thaïlande, les plus prestigieuses étaient celles données a Ia cour du roi et des princes par des troupes de ballerines et de danseurs qui leur appartenaient, mais depuis une révolution au début des années trente ces troupes (coûteuses) sont passées sous le contrôle du ministère de Ia Culture nouvellement créé, et l'enseignement est dispensé en particulier dans !'École nationale de danse et de musique fondée en 1934.
Tôt le matin, dans Ia chaleur déjà moite, des élèves rieurs en uniforme impeccable (panung rouge, chemise blanche et badge avec leur nom), déjeunent ou révisent leurs leçons dans les allées parfumées par les fleurs des frangipaniers- et surtout baignées dans Ia vibrante cacophonie qui s'échappe de toutes les portes ouvertes : sonorité moelleuse des gamelans de bambou, fracas étincelant des gongs de métal, flûtes stridentes, piano même, ou encore les sons aigrelets que sous Ia direction d'une maîtresse digne et vénérable, une classe de jeunes filles assises sur le parquet de bois sombre, leurs doigts minces courant comme des araignées a longues pattes sur Ia corde unique de leur instrument, tirent de leur violon traditionnel compose d'une demi-noix de coco ...
Dans une cour, au pied d'un temple à l'habituelle décoration ciselée, vestige du palais ancien sur l'emplacement duquel l'école a été édifiée, de jeunes garçons frappent énergiquement et inlassablement lesol de ciment, au rythme sec des bâtons de bambou frappés par le professeur, levant alternativement les jambes très haut sur le côté tout en effectuant des gestes un peu ridicules avec les mains: ce sont les Singes du théâtre masqué, le khon. Dans tous les bâtiments, les élèves répètent ou travaillent par petits groupes sous l'œil attentif des professeurs et des maîtresses de ballet. Cependant dans Ia plus grande salle, vaste comme un hangar et ouverte sur plusieurs cotes, vient de commencer Ia classe de lakorn, Ia danse féminine lente et gracieuse, particulièrement représentative de Ia danse siamoise: sous les néons et le tournoiement des ventilateurs, une centaine d’élèves, peut-être davantage, entament comme tous les jours une sorte de lente « barre du milieu », récapitulation des quelque soixante-dix figures de base, dont beaucoup dérivent des karanas indiens, mais dont elles offrent une sorte de version profondément épurée, minimaliste et sereine, qu'elles déroulent dans un ensemble parfait tout en psalmodiant les noms; une fois terminé cet exercice, les ballerines s'assiéront sur le sol, et toujours exactement ensemble et au rythme d'une sorte de litanie plaintive, vont exécuter lentement les exercices d'assouplissement des mains et des doigts.

Un miracle basé sur une confusion
Mais qu'est au juste Ia danse siamoise ? En 1906, lors d'une soirée organisée par le ministère des Colonies, Rodin découvrait avec extase les petites danseuses cambodgiennes du roi Sisowath, et le spécialiste de I'Asie, Louis Laloy, était « dépassé, ébloui, abasourdi par le miracle de cette danse qui donne à une femme des souplesses de liane, des épanouissements de fleur, des palpitations de feuillage, de légers essors d'oiseau, ou des glissements de poissons dans l'eau transparente ». En 1922, c'est avec un éblouissement comparable que le critique de ballet André Levinson voit les danseuses cambodgiennes invitées sur Ia scène de I ‘Opéra par le directeur, Jacques Rouche. Or, à ces spectateurs émerveillés de jadis tout comme à leurs successeurs actuels on se gardera bien d'avouer que Ia danse cambodgienne ne provenait nullement du Cambodge, où Ia tradition en aurait été « miraculeusement préservée pendant neuf siècles depuis l'époque d'Angkor », comme il est fallacieusement affirmé - mais du Siam voisin (aujourd'hui Ia Thaïlande).
En effet, après Ia prise d'Angkor en 1431 par les Thaïs, une part essentielle du butin consista dans les troupes de danseuses des rois khmers que les vainqueurs ramenèrent dans leur capitale d'Ayuthia. Et tandis que Ia tradition de Ia danse royale khmère allait disparaître totalement du Cambodge même, c'est à Ia cour des rois du Siam qu'elle allait être préservée, pour après une évolution de presque cinq siècles, enrichie de bien d'autres apports, indiens, javanais, etc. (Un musicologue du début du siècle était par exemple persuadé de reconnaître dans Ia danse siamoise certaines formes du menuet, qu'auraient rapportées selon lui les ambassadeurs siamois venus à Versailles en 1686) - et, bien entendu, siamois- devenir une tradition purement siamoise, avec les lourds et étincelants costumes pailletés élaborés au XIXe siècle au Siam, avec des sujets, des livrets souvent écrits par les rois du Siam eux- mêmes.
Et finalement, au XIXe siècle, les rois d'un Cambodge singulièrement diminué voulant reconstituer leur patrimoine chorégraphique disparu, c'est par centaines que leur sont envoyées de Ia cour de Bangkok, maîtresses de ballet et danseuses: ce prétendu legs « touchant à l'identité même du Cambodge » est donc en réalité une tradition chorégraphique siamoise, avec des textes composés en siamois, chantés a Pnom Penh en siamois jusqu'à Ia Deuxième Guerre mondiale par des interprètes qui n'y comprenaient pas grand-chose.

La danse siamoise est relativement peu connue - tout d'abord pour des raisons historiques : ayant échappé à Ia colonisation, Ia Thaïlande est demeurée de ce fait toujours un peu mystérieuse. Mais surtout parce que sa tradition chorégraphique, sans nul doute l'une des plus riches de toutes les traditions théâtrales d'Asie, est basée sur une conception du geste exactement à l'opposé de celle du ballet occidental, et que cette altérite radicale constitue un obstacle presque insurmontable : on n'imaginera guère en effet un danseur européen tentant l'apprentissage des gestes et des attitudes du khon et du lakorn, inscrits en profondeur depuis l'enfance dans le corps des danseurs siamois par une pratique rigoureuse et, en particulier, par d'extraordinaires exercices d'assouplissement- alors qu'il n'est pas rare de voir des danseuses occidentales ayant largement passé l'adolescence s'initier avec succès au bharata natyam.

Un registre de gestes extraordinaires
Pourtant, quoi qu'elle ne soit guère directement assimilable par le corps occidental, Ia danse siamoise est susceptible de beaucoup apprendre au danseur ou au chorégraphe, en lui révélant un répertoire de possibilités scéniques ou dramatiques, mais surtout un registre de gestes extraordinaires dont il ne soupçonne même pas Ia possibilité de ces mouvements « inconnus ! jamais vus ! » qui avaient autrefois stupéfié Rodin. Tels, par exemple, ces « micromouvements » qui constituent d'ailleurs Ia base de l'apprentissage par Ia contraction d'un muscle immobile, n’entraînant pas de mouvement véritable mais seulement des sortes de sursauts presque imperceptibles, d'accents prodigieusement expressifs ... Ou encore en découvrant que l’extrême souplesse des bras et des mains ne s'accompagne pas du relâchement de leurs articulations, mais qu'au contraire celles-ci sont raidies par une contraction intense, et qu'une tension sourde parcourt bras et phalanges qui vibrent parfois comme tétanisés ... Quant à Ia question du rôle de Ia pantomime, dont on oppose régulièrement dans le ballet le caractère mimétique et expressif a l'abstraction du mouvement pur dans une dialectique que l'on croit fondamentale et irréductible, on s'aviserait immédiatement en voyant du lakorn (et plus encore une scène de khon, puisque les visages y sont masqués) , qu'en réalité des mouvements peuvent à Ia fois être totalement stylisés et totalement expressifs, totalement abstraits et totalement concrets, comme l'on pouvait s'en rendre compte en regardant le danseur de khon, Pichet Klunchun dans Ia pièce récente de Jérôme Bel, Pichet Klunchun and myself.

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de barbeyrac 02/01/2019 19:24
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 02/01/2019 20:35