
Nous nous associons au très bel article de Laure Siegel : « Suicide d'Arnaud Dubus, correspondant à Bangkok, symptôme d'une profession à l'agonie » ainsi qu'à la tribune de la branche thaïlandaise de l'Union de la presse francophone, co-écrite par une trentaine de collègues d'Arnaud Dubus.

Nous avons le 30 avril dernier rendu un hommage mérité à Arnaud Dubus qui venait de quitter ce monde la veille (1). Il ne s’agissait pas d’une espèce d’éloge funèbre de pure convenance que l’on distille généreusement même à l’occasion de la disparition de ceux qui ne méritent ni fleurs ni couronnes mais du témoignage de notre respect à l’égard d’un grand journaliste et d'un écrivain dont nous avions apprécié la valeur.
Il s’était signalé, jeune étudiant, par un mémoire de maîtrise en information et communication (Celsa-Université Paris-IV) qui ne lui valut probablement pas que des amitiés dans le monde de la presse par son seul titre : « Journalisme et objectivité . Exemple de l’attitude de Libération, le Monde, le Nouvel Observateur face au Cambodge des Khmers rouges (1975-1978) : entre l’aveuglement et la partialité » dans lequel il dénonçait l'égarement et les illusions de certains « intellectuels » et journalistes face au génocide des Khmers rouges.

Installé à perpétuelle demeure en Thaïlande depuis 1989, il y vivait de sa plume sans ignorer bien évidemment que les journaux et les revues pour lesquels il effectuait des « piges » appartenaient presque en totalité à dix milliardaires français (en euros) qui contrôlent presque intégralement la presse française. Si les causes de sa disparition étaient déjà connues, nous n’avions pas voulu alors nous départir d’une obligation de réserve et laisser penser que nous manifestions une curiosité malsaine.
Le voile a toutefois été levé par deux organes d’information indépendants, Médiapart le 24 mai (2) sous la signature de Laure Siegel et le lendemain 20minutes.fr (3). Ces deux articles sont poignants et nous vous renvoyons à leur lecture. Le titre de l’article de Laure Siegel est significatif : « Suicide d'Arnaud Dubus, correspondant à Bangkok, symptôme d'une profession à l'agonie ». Les pigistes à l’étranger gagnent entre 600 et 1500 euros « les bons mois » (Soit de 21.000 à un peu plus de 50.000 bahts) ou 60 euro la feuille (2.100 bahts) dans un grand quotidien. Un long papier qui nécessite une semaine de travail rapporte 400 euros (14.000 bahts) dont il faut éventuellement déduire les frais de déplacement et d’hôtel en particulier. Ne bénéficiant ni de salaire fixe ni de protection sociale alors qu’il souffrait de dépression, il avait dû arrêter son traitement, faute d’une couverture sociale à l’étranger.

Il a également écrit des ouvrages publiés, mais que gagne un écrivain lié à un éditeur par ce qui n’est qu’un contrat d’esclavage. Sans parler évidemment des titulaires de prix prestigieux, cela varie de 3 à 10 % en fonction du tirage, quelle que soit la qualité de leurs écrits, et il est permis de penser que le tirage de ses ouvrages n’a jamais dépassé quelques milliers ce qui suppose une rémunération à 5 % ou moins. Ils se vendent entre 10 et 15 euros c’est dire que chacun vendu lui procurait de quoi payer une ou deux bières à Bangkok.

De plus, pour rester en Thaïlande, il devait obtenir un visa annuel de journaliste dit « visa M » qui nécessitait la production d’un contrat de travail, qu'aucun organe de presse ne lui délivrait. Il lui fallait plaider sa cause en présentant à l'immigration des lettres dans lesquelles ses employeurs reconnaissaient utiliser ses services, ce à quoi beaucoup rechignaient. Chaque année, il était dans l'angoisse du refus, comme tous les pigistes basés en Thaïlande.

Arnaud Dubus s’est heurté à l’indifférence de nombreuses rédactions - victimes, il faut bien le dire à leur décharge – du déclin de la presse « papier » et fut épuisé par la course aux piges et la faiblesse de la contrepartie financière. Las et sans espoir, Il abandonna comme nombre de ses collèges la profession et accepta un poste en octobre 2018 à l'ambassade au titre bien modeste d’ « attaché de presse adjoint » au salaire de 1.500 euros mensuels (soit un peu plus de 50.000 bahts), ce qui permet tout juste de faire vivre bien modestement une famille dans la capitale, lui, son épouse et la fille de celle-ci.
Il était administrativement considéré comme un « recruté local » hors droit du travail français, hors protection sociale et hors droit à la retraire. Ce statut n’a rien d’illégal mais permet aux ambassades et aux consulats d’embaucher massivement du personnel soumis au droit local sans le moindre espoir de titularisation et ce dans des conditions souvent nébuleuses. Le passage d’une vie indépendante à une vie de bureau plus ou moins humiliante a contribué à sa décision désespérée.

Ses anciens employeurs, ce qui ne leur a cette fois rien coûté, lui rendirent un hommage au minima (4), comme par exemple le journal « Le Monde » signalant ses qualités, son travail de journaliste et d'écrivain, sans citer les titres de ses ouvrages, donnant l'impression qu'il ne mesurait pas à quel point, il était l'un des meilleurs connaisseurs de la société thaïlandaise. Non, messieurs du « Monde » Arnaud Dubus n'a pas écrit « un petit guide éclairé sur l’histoire et la culture thaïlandaise », mais un livre majeur sur ce pays, le meilleur à nos yeux qui a été écrit à ce jour (5).

D'autres, comme Arnaud Vaulerin et Carol Isou, au nom du journal « Libé » furent plus humains, plus fraternels, dans leur hommage, lui accordant toutefois un titre qui ne lui aurait pas fait forcément plaisir « Mort d’Arnaud Dubus, ancien journaliste de «Libé» à Bangkok », alors que leur journal lui avait supprimé son abonnement internet. La radio publique RFI lui rendit aussi un hommage mais elle venait de décider de ne plus payer ses cotisations sociales comme pour les autres de ses pigistes à l’étranger.
Comme Laure Siegel de Médiapart du 24 mai 2019,

nous nous associons à la tribune de la branche thaïlandaise de l'Union de la presse francophone, co-écrite par une trentaine de collègues d'Arnaud Dubus, qui méritent plus de considération et une vie décente.

NOTES
(1) HOMMAGE À ARNAUD DUBUS DÉCÉDÉ LE 29 AVRIL 2019.
http://www.alainbernardenthailande.com/2019/04/hommage-a-arnaud-dubus-decede-le-29-avril-2019.html
L’article porte les signatures suivantes : Christelle Célerier, Christophe Chommeloux, Yvan Cohen, Olivier Cougard, François Doré, Charles Emptaz, Thierry Falise, Loïc Grasset, Didier Gruel, Carol Isoux, Olivier Jeandel, Olivier Languepin, Régis Levy, Thibaud Mougin, Olivier Nilsson, Patrick de Noirmont, Roland Neveu, Philippe Plénacoste, Pierre Paccaud, Bruno Philip, Jean-Claude Pomonti, Pierre Quéffelec, Vincent Reynaud, Laure Siegel, Stephff, Catherine Vanesse.
(4) Dans le quotidien qui n’est plus depuis longtemps la propriété de Hubert Beuve-Méry. À la suite du décès de Pierre Bergé en septembre 2017, Xavier Niel (11e fortune de France),et Matthieu Pigasse rachètent chacun la moitié de ses parts dans Le monde libre,holding qui détient 72,5 % du Groupe Le Monde.
Dans le quotidien qui n’est plus celui de Jean-Paul Sartre et de Serge July mais de Patrick Drahi (9e fortune de France) :
(5) Arnaud Dubus, « Les Guides de l’état du monde », « Thaïlande, histoire, société, culture », Ed. La Découverte, 2011
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Thiébaut Alain 17/06/2019 06:03