Notre Isan, bouddhiste ou animiste ?
Nous terminions notre article précédent en suggérant que les Isans (comme la grande majorité des Thaïs ?) étaient avant tout animistes avant d’être bouddhistes. Ce sentiment éprouvé, qui n’a rien ici de sûr, s’appuie sur les pratiques observées dans la vie de tous les jours, d’autant plus difficile à démontrer, que cet animisme est « imbriqué » dans le calendrier et le rituel bouddhiste.
Certes tout le monde reconnait comme par exemple Pornpimol Senawong, dans « Les liens qui unissent les Thaïs, Coutumes et culture », que l’animisme avec sa croyance aux esprits constitue le socle culturel fondamental commun à tous les Thaïs : « Bien que la majorité des Thaïlandais soit bouddhiste, l’animisme a une grande influence sur leur vie ».
On ne peut nier l’évidence.
Tout dépend donc du « degré d’influence » que l’on accorde, et de la place et du statut que l’on a au sein d’une société « officielle » qui associe le roi, le drapeau et le bouddhisme.
En effet, le culte des esprits avec leur interaction sur le monde du vivant est bien plus ancestral que les autres grandes religions connues dans le monde. La population asiatique croyait aux esprits des défunts, des esprits maléfiques ou de bienveillance et aux génies avant la propagation du bouddhisme.
Le bouddhisme a certes implanté profondément la croyance au karma, qui promet une vie future meilleure et plus heureuse à ceux qui accomplissent des actes méritoires et un sort misérable à ceux qui accomplissent des mauvaises actions.
Aussi les Isans ont bien compris que faire des dons à la sangha, offrir de la nourriture aux moines, entretenir les temples, participer aux cérémonies bouddhistes, et offrir l’aumône, sous forme de bougies, fleurs et encens, passer une période de sa vie dans la sangha sont considérés comme actions méritoires. La plupart des fidèles espèrent s'assurer le bonheur et les plaisirs dans la vie future, soit au cours d'une nouvelle existence terrestre, soit dans le monde céleste.
Si l’accumulation de mérite – bun en thaï, du terme Punna en Pali – est censé exercer une puissante influence sur la vie future et les renaissances futures (voir le proverbe : tham dii, ddi dii ; tham chûa, ddi chûa : « les bonnes actions mènent à de bons résultats ; les mauvaises actions à de mauvais résultats »), nous pensons que la majorité préfère ne pas attendre la « béatitude » et espère plus simplement devenir riches ou obtenir plus d’aisance dans le futur proche.
Tout est ici question d’interprétation.
On peut par exemple signaler que « Les mérites gagnés peuvent également être transférés à des proches ou d’autres personnes que nous aimons, y compris ceux qui nous ont quittés. » et déclarer : « Un tel partage du mérite, qui reflète l’esprit thaïlandais de générosité et la fidélité à la famille, peut être demandé officiellement au moment du don aux moines et aux monastères ». On peut aussi y voir un détournement du « bun ».
Bref, nous pensons que Bouddha en Isan a été déifié et considéré comme l’esprit le plus grand et donc le plus efficace pour parvenir à une vie meilleure. Bien qu’au sommet du Panthéon, il prend place parmi les autres esprits, qu’il faut savoir amadouer, « prier », pour obtenir un gain immédiat. Il est bien sûr possible que certains puissent faire co-exister les deux « religions », pourtant si contradictoires.
L’Isan croit aux esprits, aux divinités résidant dans certains objets ou éléments de la nature, à de nombreux êtres spirituels qui contrôlent et agissent dans différents aspects de l'environnement naturel et social. Il vit dans le sacré, dans un temps et un espace social et géographique sacrés. Il sait ce qu’il faut faire pour vivre ce sacré. Il connait le rituel à suivre dans le calendrier, les cérémonies qui marquent les étapes de sa vie et de ses activités. Il ne peut accomplir aucun acte important de sa vie sans demander au préalable à un moine, s’il doit le faire ou quand il doit le faire (se marier, construire une maison,faire un voyage, etc …). Il doit être en harmonie avec le cosmos. Il connait les endroits sacrés, qu’il faut honorer. Chaque village ou chaque province a son arbre sacré, séjour d’un esprit, auquel on offre des sacrifices lorsque les pluies tardent par exemple. On a peut-être oublié qu’en Gaule avant le christianisme, le culte des arbres était très populaire. On préfère de nos jours parler de superstitions.
En effet, il n’est pas de journaux, de magazines thaïlandais, de guides qui ne signaleront ces « croyances », ces « superstitions » : « La Thaïlande, ses esprits et ses fantômes (Thailander, 16 juin 2008), ou « Croyances : À la chasse aux fantômes ! » Patrick Aventurier (Gavroche, juin 2011).
Récemment, Michèle Jullian dans son blog http://michjuly.typepad.com/blog/udon-thani/ était plus courageuse : « Prédictions, astrologie, rituels, pouvoirs surnaturels, croyances, formules magiques…. Ces pratiques, pour moi, n’ont rien à voir avec le Bouddhisme tel que je le conçois, mais ont tout à voir avec la superstition, donc à une forme primitive d’animisme »…et de donner des exemples.
« Cette pratique (passer sous le ventre d’un éléphant qui vient d’avoir un petit, porte chance) est courante en Thaïlande et Thaksin l’ex Premier Ministre s’y serait plié par deux fois parait-il (dixit Pasuk Phongpaichit et Chris Baker : « The spirits, the stars and thaï politics ») » et d’évoquer aussi l’utilisation de l’astrologie en politique. « Au-delà de la lecture des astres et de leur influence sur les événements, il existe bien d’autres pratiques en Thailande » qui veulent prédire le futur, changer le cours du destin ou « inverser le karma »… ou « plus simplement « faire venir l’ argent ».
Tous reconnaissent que les Thaïs ne sont pas avares de divinités mêmes hindoues, de multiples esprits qui jalonnent leur espace et leur temps, de croyances animistes, de superstitions.
Et si on inversait, et si comme je le crois, les Isans (et les autres Thaïs ? ) étaient avant tout animistes et avaient aussi des croyances bouddhistes qui leur permettaient de vivre en paix, avec le Pouvoir en place. Ou, si l’on veut être plus prudent :
« Loin de rentrée en conflit avec le bouddhisme, ces croyances y ont été assimilées, ainsi les esprits se placent à un niveau intermédiaire entre les hommes et les divinités hindoues, et sont des serviteurs de Bouddha. »
Si la « thaïfication » a réussi à faire oublier leur origine lao ou kmer aux Isans, il semble qu’elle n’a pas réussi à éradiquer les « superstitions » ancestrales, leur religion animiste. Et là encore, à l’inverse, si ces « superstitions », ce culte des esprits et cette pensée magique étaient encore ce qui donne sens aux villageois de l’Isan, leur religion. Et s’ils avaient détourné le bouddhisme en l’intégrant à leur religion ? Curieuse hypothèse ?
Le Culte des esprits
Le culte des esprits est une croyance animiste très ancienne, on parle de "chai thé" génie, gardiens du sol, des champs, des arbres, des maisons...Ils sont chargés de tenir éloignés les « Phi », les esprits malveillants.
Ainsi par exemple, chacun peut voir, en circulant, devant presque toutes les maisons, les maisons des esprits (san phra phum), ses maisons thaïes traditionnelles miniatures, destinées à abriter les Seigneurs des lieux, les pra phum (langue formelle) ou chao thi (langue populaire) chargés d’éloigner les mauvais esprits. On a soin (presque) tous les jours d’y offrir nourritures, boissons, encens et fleurs.
Certains n’hésitent pas à se protéger aussi en demandant aux moines de dessiner des symboles protecteurs sur les murs de leur maison (ou le plafond de leur voiture).
Il existe aussi des esprits diaboliques (phii) qui entrent en possession de personnes, surtout les fantômes issus d’une mort violente (phii thai hong) ou inexpliquée. On redoute surtout les femmes enceintes (phii tai hong tong klom) mortes avec leurs foetus.
Patrick Aventurier dans le Gavroche de juin 2011, « Croyances : À la chasse aux fantômes ! » relate que :
« A Takhianran, au coeur de la province de Sisaket, le chagrin et le deuil ont laissé place à l’incompréhension et à la peur. Le décès d’une jeune femme de 25 ans, morte dans des circonstances inexpliquées, a plongé la communauté dans la psychose.
Convaincus qu’un fantôme est responsable de cette tragédie, les villageois vivent dans la crainte d’un nouveau drame. On redoute de marcher seul dans la rue à la nuit tombée, on jure l’avoir aperçu au détour d’une ruelle ou près de chez soi, on sent sa présence à chaque instant. » [ …] « Pour parer à la menace et chasser leur fantôme, les habitants de Takhianran ont commencé à confectionner des épouvantails avec les moyens du bord et à les installer devant leurs maisons. ». Il nous décrit la cérémonie spectaculaire des femmes en transe, qui avec leur chamane, vont combattre le démon invisible, parfois pendant des jours,
Il nous certifie que « Dans cette région extrêmement pauvre et rurale, composer avec les esprits conditionne et rythme le quotidien. »
Rien n’arrivant au hasard, le moindre incident, maladie inexpliquée, mauvaise récolte seront atttibués à la malveillance d’un Phi, nécessitera une « cérémonie » adaptée à la menace. A l’inverse, il n’est pas inutile de s’en protéger.
Le culte des « amulettes »
Pour se protéger des mauvais esprits et pour avoir de la chance, les Thaïs portent des amulettes (phra kreuang), ou se font tatouer des symboles protecteurs. Le site « Thaïlander » http://thailande-fr.com/author/bangkoknews propose en date du 16 mai 2011 un article très intéressant de Loris-Alexandre Oviatto :
« Une belle-mère récalcitrante, des examens à passer, une petite amie qui vous a quitté, des problèmes d’argent ou encore une récolte de riz qui s’annonce incertaine: il y a surement une amulette qui convient à votre situation.
La Thaïlande est le pays des amulettes. Accrochées au rétroviseur dans les taxis, dans les maisons ou portées en bracelet ou collier par les habitants du Royaume, on en trouve partout. Chaque Thaï en posséderait, d’une seule à plusieurs dizaines. Tradition séculaire, une amulette peut servir à se protéger des mauvaises choses de la vie, provoquer la chance, être invulnérable aux coups, augmenter sa force physique, ou bien encore attirer les personnes du sexe opposé… Si la croyance est là, on comprend pourquoi tant de personnes cherchent à en posséder. »
Il décrit ensuite comment se crée la valeur spirituelle et commerciale du marché des amulettes. . « Une étude du Kasikorn Research Center en 2008 estime que le marché des amulettes représente 40 milliards de bahts par an. » C’est énorme ! Il conclut, non sans ironie :
« Loin de l’aspect spirituel, les plus pragmatiques trouvent un autre type de protection dans l’achat d’une amulette : la sécurité de l’investissement. En effet, l’amulette est une valeur refuge typiquement locale, plus rentable et sécurisé qu’un placement bancaire, qui ne subit pas le cours de l’inflation et des troubles politiques, tout en étant soumise à aucune taxe, autant dire que le marché aux amulettes thaïlandais a de l’avenir. »
Superstition ? magie ? religion ?
C’est un vieux débat dans l’histoire, et les définitions varient selon les spécialités et selon les croyances que l’on a.
Il existe différentes façons de penser et de mettre en parallèle des pratiques rituelles similaires au sein de différents peuples, et à différentes périodes de l'histoire - y compris de la préhistoire - que la plupart des anthropologues considèrent comme magiques. Ainsi par exemple pour les « forces » :
Dans certains systèmes de croyances, les "forces" et "l'énergie" semblent fusionner, par exemple, dans le concept de la "force vitale" dont il existe une foison de formes : le mana Polynésien ou Mélanésien, l'orenda Iroquois, le manitou, le wakan Sioux, le kramat Malais, le brahma indien, le dynamis grec, le qi chinois, le karma et les chakras des pratiques Hindous et bouddhistes, les prétendues "énergies" dans le toucher thérapeutique et le Reiki, etc... Les idées de flux d'énergies circulants sur la Terre sont monnaie courante tels ceux des énergies terrestres que l'on retrouve dans le système chinois du Feng Shui.
Les Isans ne sont donc pas seuls, même s’ils semblent avoir « oublié ?» les grands principes explicatifs.
On peut continuer à ne voir que des superstitions, là où d’autres verront une religion. On peut les considérer comme bouddhistes et rejeter leurs pratiques animistes. On peut aussi avancer leur syncrétisme religieux qui, au fil de l’Histoire, a su mêler des croyances parfois contradictoires.
Mais nous, nous avons voulu suggérer ici que leurs croyances dominantes étaient avant tout animistes, même si la thaïfication (la « thaïness ») avait réussi à ce qu’ils ne reconnaissent que le bouddhisme (en interdisant toutefois certaines de leurs pratiques), qui d’ailleurs, comme pourrait le dire Bouddha, n’est pas une religion. Mais cela est une autre histoire.
Maintenant, vous pourriez aussi objecter que tous les Thaïs sont ainsi. Pourquoi pas ?
Jim 26/07/2011 03:54
Jeff de Pangkhan 25/07/2011 04:30
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 28/07/2011 03:17
Alain de Sisaket 25/07/2011 01:59
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 25/07/2011 02:56