« Gastronomie » en Isan ?
Je pratiquais peu ou prou la « cuisine » Isan, avant même d’y vivre puisqu’il y a partout dans le pays des restaurants Isan. Je trouve aussi sur une foule de site Internet des pages de louanges (de la flagornerie ?) sur les mérites et les vertus de la cuisine Isan. La meilleure preuve en est, lit-on souvent, que cette cuisine s’est répandue dans tout le pays. Voilà bien un argument qui ne pèse pas lourd. Il y a des échoppes Isan partout tout simplement parce que les Isans se trouvent partout dans le pays et qu’ils ont le souhait légitime de manger à peu de frais la cuisine de leur pays. Il y a aussi des restaurants « muslims » à peu près partout parce qu’il y a partout des musulmans en Thaïlande qui souhaitent manger la cuisine apprétée selon les préceptes du Prophète. Ne parlons pas des sites Internet qui affichent péremptoirement la liste des « meilleurs cuisines du monde », en cherchant bien, vous aurez même connaissances des goûts « gastronomiques » de Madame G.W. Bush, ils ne valent pas d’être cités.
Je suis profondément attaché à la notion de terroir.
Dans un pays pauvre comme l’Isan, on mange ce que l’on trouve que ce soient des tétards, des chauves-souris, du chien (encore en vente sur les marchés de la province de Sakhon, mais un peu cher), des oeufs de fourmis,
toutes sortes d’insectes et naturellement les produits de la terre, de la cueillette et de l’élevage. Quand on est pauvre, il faut s’en contenter comme le faisaient nos ancêtres, il y a seulement deux siècles.
N’oubliez jamais que ce qui fait le charme de notre cuisine vient essentiellement d’ailleurs, les tomates des Amériques, ail, aubergines, concombres, pommes de terre d’Amérique encore, oignons d’Asie, abricots ou agrumes d’Asie. Sans parler des épices pour lesquelles de hardis navigateurs sont partis à la conquête du monde. Il y a peu encore, participer à cette cuisine « métissée » nécessitait d’être riche. La Bruyère parle avec émotion des paysans de son temps contraints de se nourrir de « racines », à l’époque, carottes et raves, à peu près les seuls légumes d’origine gauloise quand ce n’étaient pas de glands. Faute de pouvoir les saler en raison de l’ignoble gabelle (la TVA de l’époque), ils utilisaient de la cendre de bois !
On fait la cueillette des champignons ici : Il fut un temps, il y a seulement 150 ans, où la truffe était en Provence une denrée commune, alors les paysans se gavaient de truffes en saison. C’est d’ailleurs le même mot chez nous qui désigne la truffe et la pomme de terre et le mot « truffe » est une insulte gentille.
Pour le reste, chacun ses goûts, qui nous sont dictés par la cuisine de notre mère.
On ne trouve plus dans la province de Kalasin les chauves-souris dont la saveur était réputée, il y a 50 ans ... elles ont probablement toutes été avalées ? Au début du siècle dernier, le capitaine Baudesson fit un séjour de deux ans au bas-Laos. On lui sert du serpent de bananier auquel il trouve un « goût inconnu » et se régale de chauve-souris « cette bestiole a la saveur d’une caille très à point et offre l’avantage d’une capture facile »
mais il recule devant les rats passés simplement à la braise et le salmis de limace.
Des goûts asiatiques, il ne faut jamais discuter, vouloir sur ce point comme quelques autres s’accorder entre jaunes et blancs est aussi vain que de marier l’huile et le feu. Nous sommes en Asie où tout reste et restera à jamais une cruelle énigme, gastronomie comprise.
Le cuisinier du grand Frédéric plaçait en tête de ses aphorismes précédant ses talentueuses recettes cet axiome de l’art culinaire, il n’est pire animal qui ne s’accommode au goût d’un chacun. C’est vrai : insectes savoureux, rats passés à la braise, œufs malodorants, gros vers de cocotier, molles holothuries, lap d’araignées, oeufs de limule…. Les grecs mangeaient bien des limaces à la vinaigrette, Pythagore se régalait de salades de museau de verrat et detestait les fèves (pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec son théorème) et l’Empereur Tibère se régalait de murènes qu’il nourrissait de la chair de ses esclaves les plus gras. Pour les chinois, une tranche de chien fumé constitue « à dire d’expert » un régal capable de le disputer à une côtelette de porc. Mon expérience de brochette de toutou en Polynésie ne m’incite plus à essayer.
Je préfère encore une sauce au poisson délibérément volcanique autour de cuisses de poulet au piment agrémentées de riz gluant. Ici au moins la volaille caquète et roucoule en jouissant des bienfaits de la vie au grand air en cherchant sa nourriture au hasard des épluchures accumulées par le balais des ménagères et ses maîtres ignorent le gavage réparateur qui les acheminerait vers le martyr de l’obèse.
Mais après tout, dit un proverbe arabe il vaut mieux manger des puces que de faire bouillir la lune quand son image se réfléchit dans la marmite.
Le trinôme ici, comme dans toute l’Asie, c’est poulet-cochon-poisson. Nous trouvons des légumes locaux délicieux, les mêmes d’ailleurs que ceux dont se régalent nos compatriotes d’outre-mer et des fruits qui ne le sont pas moins.
Ce que je réprouve dans la cuisine locale est tout simplement l’utilisation abusive des épices, essentiellement du piment. Pourquoi cette passion est-elle partagée par la plupart des habitants des pays chauds ? Voilà bien une question à laquelle je n’ai pas trouvé de réponse satisfaisante. Nous connaissons le piment d’Espelette du pays Basque mais il n’a pas le caractère corrosif du piment local (dans son « grand livre de cuisine », Ducasse n’utilise de piment que d’Espelette), et de façon raisonnable dans la cuisine méditerranéenne.
Point de bonne bouillabaisse sans bonne « sauce rouille », chaque famille marseillaise a sa recette mais le piment doux y est indispensable. De tous temps les épices ont tenu un rôle capital pour parfumer les mets. Il est singulier de noter que le piment est inconnu dans les artistiques recettes de nos plus illustres gastronomes, Grimod La Reynière, Alexandre Dumas ou Brillat-Savarin. Certains comparent son âcreté à celle du tabac. Le tabac, je le fume, je ne le mange pas.
Dans une revue gastronomique du XIXème, un chroniqueur conclut péremptoirement en disant que les poivres sont l’épice des gens civilisés et le piment, celle des « nègres », je cite en lui laissant la responsabilité de cette affirmation.
Alors, quand je lis (souvent) que le sommet de la gastronomie Isan est le fameux « somtam », je m’interroge.
Le piment utilisé à la façon locale ne parfume pas les mets, il en fait disparaître tout simplement la saveur. Poulet au piment, soit, piment au poulet, ça ne va plus.
Le sommet de l’incomestible (pour un œsophage farang) est atteint lorsque les Thaïs mélangent les œufs de cette petite bête sympathique qu’est le limule avec un bon vieux somtam. A faire essayer à un touriste qui fanfaronne en prétendant qu’il ne craint pas la nourriture épicée. Le limule est un animal internationalement protégé comme le Saint-Sacrement, on le trouve pourtant partout dans le rayon congelé des grandes surfaces.
Alors, lorsque je me fais rôtir un poulet ou que je mijote un poisson au gros sel, je préfère encore l’accompagner d’une bonne mayonnaise, dont Brillat-Savarin a dit que l’on pouvait tout en faire sauf s’asseoir dessus. Lorsque ma femme taille ses lanières de papayes vertes, j’en prends une poignée que j’accompagne d’une sauce rémoulade tout simplement.
L’utilisation des épices, ce n’est plus de la simple cuisine, c’est un art culinaire qui nous plonge au coeur de la vraie gastronomie.
Les épices ont un spécialiste en France, le seul peut-être, Gérard Vives dont j’ai eu l’inoubliable plaisir de goûter la cuisine lorsqu’il tenait restaurant en haute-Provence. Il est le créateur d'un mélange "piment apprivoisé".
Allez donc sur ses sites, vous en aurez l’eau à la bouche !
http://www.lecomptoirdespoivres.com/lesepices.html
http://www.gerardvives.com/index.html
Pour moi, la cuisine de ma mère (qui était lyonnaise) reste la meilleure du monde autant que celle de ma Provence natale, mais il me plait que mon épouse pense la même chose de la sienne derrière son somtam quotidien. Sa cuisine a des racines millénaires et échappe encore à la cuisine industrielle et mondialisée que l’on trouve hélas de plus en plus dans les 7/11, pizzas ou nems aseptisés et dont l’abus est en train de faire des petits thaïs obèses "américanisés". Qu’elle continue de « saler » au « nampla », sauce au poisson pourri dont la recette est exactement la même que celle du « garum » dont se regalaient les romains, et du « pissalat » dont se régalent les niçois, je continue de saler au bon sel des salines du sud de Bangkok mais j’ai surtout formellement interdit l’introduction du ketchup chez moi. « Ça pue » lui dis-je quand elle ouvre son pot de kapi, (espèce de pâte de crevettes faisandées), « ça pue » me répond-elle lorsque je confectionne une anchoïade ou une vraie aïoli (ail + sel + huille d'olive et RIEN d'autre).
Mais tout n’est pas négatif, loin de là. En matière de boissons locales alcoolisées, j’ai fait (après d’ailleurs le Capitaine Baudesson qui s’en est régalé) d’agréables découvertes dont nous parlerons bientôt.
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Le blog de notre ami Titi
http://www.titiudon.com/article-thailande-la-cuisine-de-l-isan-65564135.html
m’ a permis de découvrir le site passionné et passionnant : http://bottu.org/recettes_ndx.htm
Consultez-le tout à loisir, vous y trouverez de nombreuses recettes précédées d’une analyse des épices qui font ou sont censées faire la saveur de la cuisine locale.
Quelques bonnes références bibliographiques :
Capitaine Baudesson « deux ans chez les Moïs », in « Le Tour du Monde », Paris, 1906 page 337 s
« Le gourmet » du 1er août 1858 « le poivre et le piment » par le docteur Briois
Alain Ducasse « le grand livre de cuisine » tome I
Brillat-Savarin « physiologie du goût » 1825
Grimaud La Reynière « Almanach des gourmands » 1802
Alexandre Dumas « petit dictionnaire de cuisine » 1882
Gérard Vives « Poivres » février 2011 (Rouergue)
alain t 19/04/2016 09:09
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 20/04/2016 00:59
Alexis 19/01/2012 11:43
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 20/01/2012 02:26
Farang Ky Ay 24/09/2011 12:06
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 25/09/2011 04:41
Jeff de Pangkhan 28/08/2011 08:41
adestefideles 28/08/2011 07:53
bdeguilhermier 28/08/2011 01:36
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 05/09/2011 09:04
Jeff de Pangkhan 26/08/2011 03:03
Olivier 26/08/2011 00:32
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 28/08/2011 01:13