Il nous parait intéressant de faire le point sur ce que nous avons appris sur le premier royaume thai indépendant après une douzaine d’articles.
1/ Histoire ou légende ?
L’Histoire officielle thaie considère la fondation du royaume de Sukhotai en 1238 comme le début de la Nation, la fondation de la Thaïlande actuelle, le berceau de la civilisation thaie. Et pourtant, dès le X-XI ème siècle, des chroniques chinoises,
des annales thaies et des légendes signalent qu’il y eût d’autres royaumes thais auparavant.
Nous nous sommes interrogés sur ce choix, pour découvrir que l'histoire de Sukhothaï fut intégrée pour la première fois à l'histoire « nationale » thaï sur décision du roi Mongkut (Rama IV) (1804-1868).
- Ce choix était d’autant plus étonnant que Mgr Pallegoix, le meilleur connaisseur du royaume de Siam de l’époque et « ami » du roi déclarait que les annales de ce pays (« phongsawada Muang nua » ou « histoire du royaume du Nord ») donn(ant) l'origine des Thais, et un abrégé de leur histoire jusqu'à la fondation de Ayuthaya, étaient « pleine de fables et présentent peu de faits historiques ».
Et en effet, la première partie censée raconter l’histoire des royaumes thais avant Ayutthaya, non seulement nous plonge dans les légendes, le fabuleux, la magie, les faits miraculeux, les anachronismes, mais surtout ne nous permet même pas de dire de quelle période il s’agit, ne nomme aucun roi, et ne précise aucun événement.
- Pire, tous les auteurs que nous avons pu consulter ( Pavie, Aymonier, Coedès par exemple) ne peuvent que constater l’absence de documents fiables. Le peu qu’ils possèdent ont été retrouvés dans des « inscriptions » postérieures aux règnes des rois de ce royaume et encore sont-ils mentionnés incidemment. Les noms, les dates varient d’un auteur à l’autre. Aymonier ne peut que constater : « La pénurie des documents réellement utilisables nous contraint donc de rentrer plus que jamais dans le champ des hypothèses ».
- Même en 2011 encore, dans le livre de l’ IRASEC, consacré à la « Thaïlande contemporaine », l’excellent Stéphane Dovert dans son article « La Thaïlande prête pour le monde » ne peut que nous décourager en déclarant : « il reste difficile de préciser clairement les conditions de la mise en place de ces premiers ensembles politiques d’inspiration taï sur le territoire de ce qui deviendra la Thaïlande.
Nous constations donc qu’il y avait pour le moins deux Histoires de Sukhotai.
- Une Histoire écrite par des « spécialistes » qui avouent leurs ignorances et leurs hypothèses.
- Une Histoire officielle thaïe qui raconte une légende, mais qu’on ne peut discuter.
2/ Preuve de l’Histoire officielle thaie ou fabrication idéologique ?
On découvrait que le roi Mongkut et « ses » historiens se fondait sur une stèle, la stèle de Ramkhamhaeng de 1292, que le roi aurait trouvé lui-même en 1833 ! Elle était considérée comme preuve et comme l'acte fondateur de la nation thaïe.
Elle montre le royaume de Sukhotai comme un royaume dominant en Asie du Sud-Est avec un roi exemplaire, le roi Ramkhamhaeng, créateur de l’écriture thaie, vivant dans une société idéale, prospère où le roi est aimé de ses sujets, respecté par ses « ennemis », et où les habitants se plaisent à observer les préceptes bouddhistes. Elle prouverait à la fois l'antiquité de la nation thaïe et celle des frontières du royaume et le haut degré d'organisation de la société thaï du XIIIe siècle. Elle exalte le rôle de la monarchie et du bouddhisme en harmonie pour le bien des sujets.
Mais cette « preuve » était sujette à de nombreuses théories, interprétations, polémiques. Certains évoquaient sa « fabrication ». Mais le « décret » était royal, la stèle devenait « objet sacré » de l’Histoire Nationale, le doute relevait du sacrilège, du lèse-majesté.
Le doute devenait plus persistant quand nous avons relaté la redécouverte de la capitale de Sukhotai par Louis-Lucien Fournerau et le Commandant Lunet de la Jonquières,à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. (Cf. Note article 32) Nous nous demandions alors comment les Thais avaient pu oublier cette capitale alors que le roi y avait en 1833 « découvert » la stèle de Ramkhamhaeng !
Assurément quelqu’un mentait !
3/ Pourquoi cette Histoire officielle ?
Une question venait alors naturellement ou plutôt deux :
Pourquoi le roi Mongkut (Rama IV) avait décidé de choisir Sukhotai comme la fondation du Siam et pourquoi la dynastie Chakri, les autorités et les élites thais avaient conservé jusqu’à aujourd’hui ce qui apparaissait comme une « idéologie ».
Les raisons étaient-elles différentes ?
- Le roi Mongkut voulait démontrer aux puissances coloniales anglaise et française menaçantes que le Siam était une vieille Nation, avec un haut degré de civilisation et d'organisation, et dans des frontières reconnues.
- Dès la fin du XIX ème siècle (rappelez-vous qu’en 1893, les canonnières françaises sont devant le grand Palais),
- Rama V va engager le processus d’unification de la nation thaïlandaise et, en parallèle, la modernisation du royaume sur le modèle occidental. Son successeur le roi Rama VI (1910-1925) donna au nationalisme thaïlandais une dimension culturelle et mis en avant le principe de « Thaï-ness» avec ses trois piliers : le roi, la nation et la religion. Le modèle était lancé ; il allait devenir avant et après la deuxième guerre mondiale, une idéologie efficace pour imposer la langue, les valeurs…l’ Histoire de la Nation thaïe. Le royaume de Siam était devenue la Thaïlande, une Nation qui était née à Sukhotai et qui s’était poursuivie avec Ayutthaya, Thonburi et enfin Bangkok dans une continuité légitime et linéaire.
- Nous n’étions plus dans l’Histoire mais dans une idéologie imposée à toutes les minorités du Pays (majoritaires en Thaïlande).
4/ Pourquoi ne pas avoir choisi le système des muangs pour expliquer l’Histoire thaie ?
Nous avons montré que le modèle unitaire de conception occidentale « oubliait » les autres royaumes, les cités/Etats vassaux, et le Lanna et le Phayao par exemple.
L’Histoire officielle se privait d’une clé essentielle, reconnue par tous, pertinente depuis l’origine jusqu’ à nos jours, couvrant tous les Territoires des Taï, pour comprendre leur identité, leur organisation territoriale, politique et religieuse ; le système des muangs, un système politico-religieux, et un principe d’organisation politique. (longuement analysé dans ce blog et dans notre article 15).
Pourquoi ?
Il est en effet curieuxde privilégier un modèle unitaire qui n’intègre pas tous les cités/Etats et royaumes, qui privilégie une Histoire dont tous les auteurs hors élites royales ne cessent de répéter qu’elle se fonde sur des incertitudes, des hypothèses, ou au mieux sur de nombreuses « fabrications « et « inventions ».
Alors pourquoi cette obstination ?
Parce que l’Histoire officielle a été conçue et n’est toujours qu’un instrument idéologique pour légitimer le Pouvoir royal en place et sa lutte contre les pouvoirs « étrangers ».
Toutes les recherches et les publications abondantes sur Sukhotai après la Révolution constitutionnelle de 1932,
et pendant la guerre froide, n’ont pas fait avancer l’Histoire mais ont réaffirmé le royaume de Sukhotai comme le modèle thai, l’exemple du peuple thai se libérant pour la première fois devant Angkor, l’oppresseur étranger.
5/ L’Histoire thaie officielle est une mythologie nationale et une mythologie n’a pas besoin de faits concrets et vérifiables.
D’ailleurs, pourrait-elle en trouver ?
Nous avions cité l’éminent Prince Diskul
qui dans sa présentation du royaume de Sukhotai se voyait contraint d’ajouter des « sans doute », « on pense que », « environ », « Probablement », « semble-t-il », et le savoureux « Si l'on en croit une pierre gravée », qui illustrent bien le manque de fiabilité des sources disponibles.
La raison invoquée est toujours identique par tous les auteurs : cette absence de documents serait le fait des Birmans qui ont rasé Ayutthaya en 1767.
Ainsi aucun moine n’aurait sauvé aucun document ? On peut en douter, à moins qu’il n’y eût aucun document historique, aucun écrit sur l’Histoire à cette époque.
Il faut se rappeler que l’écriture thaie ne date que de 1283 « officiellement ». Mais les moines lettrés disposaient du sanskrit et du pâli.
Pourquoi supposer que leurs documents ont tous disparus, pourquoi ne pas émettre l’hypothèse que l’Histoire ne les intéressait pas.
On peut se souvenir de certains présents offerts par la couronne royale britannique à l’Empereur de Chine retrouvés intacts dans leur emballage, lors du pillage du Palais d’été en 1860. Il n’avait pas vu leur utilité.
Encore aujourd’hui les historiens thais sont peu nombreux pour écrire librement leur Histoire, et l’histoire de Sukhotai. La thainess est toujours présente et le lèse-majesté à l’œuvre. Il ne doit pas être facile de montrer que le Siam est un « ensemble pluriethnique doté d’une unité politique récente et d’un ancrage territorial changeant ». (en détournant un titre de S. Dovert, op.cit., p.202)
6/ Nous avons quand même tenté d’écrire l’Histoire du royaume de Sukhotai dans ses 200 ans d’existence, ses 9 rois, sa création en 1238 contre l’occupant khmer, ses luttes,son alliance avec le Lanna et Phayao, sa chute, sa vassalisation en 1378 par le roi d’Ayutthaya, et son annexion en 1448.
Mais chaque règne, chaque étape, nous plongeait dans les incertitudes, les à-peu-près voire dans les légendes.
A chaque fait affirmé, et ils étaient peu nombreux, nous rencontrions un spécialiste pour nous mettre en garde et préciser, comme Guy David(Cf. article 30) à propos du roi Lithai par exemple, que son histoire avait surtout servi à légitimer le nouveau pouvoir de Rama 1er,
le fondateur de la dynastie actuelle. Même le traité bouddhiste qu’on lui attribuait avait ses contradicteurs :« Ces chercheurs avancent l'hypothèse que ce traité cosmologique sur l'éthique du souverain bouddhiste (utilisé comme charte politique bouddhique) a été écrit à la fin du XVIIIe siècle, durant le règne de Rama I (1782-1809) afin d'aider à soutenir une monarchie thaïe dévastée par le sac birman d'Ayutthaya ».
Finalement le Prince Diskul avait été le plus sage en écrivant : « Selon les recherches les plus récentes, on pense que neuf rois régnèrent successivement à Sukhothai, de 1240 à 1438 environ ».
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