La vision de l’Isan selon Arnaud Dubus :« journaliste indépendant, vit en Thaïlande depuis 1989. Il travaille pour RFI, Libération, Le temps, Marianne et TV5. (…) Parlant couramment le thaï, il se passionne pour l’histoire, la politique et la culture de ce pays ». Il vient de publier en 2011 un « guide » présentant la Thaïlande ( Histoire, Société, Culture).
Il nous a paru intéressant de présenter sa vision de l’Isan, qui apparaît spécifiquement dans le chapitre 2 : « le Nord-Est, cœur rural du royaume » (p.43) et au chapitre 5 « Le poids de l’Isan » (p.103) et dans d’autres pages disséminées surtout au dernier chapitre où il présente la « Musique des rizières, théâtre des campagnes ».
1. Le Nord-Est, cœur rural du royaume (3p.)
La première phrase est explicite et justifie notre curiosité : « Le pays isaan possède sans doute l’identité culturelle la plus prononcée.Tout ici, de la musique à la nourriture, de la langue à l’artisanat, porte la marque spécifique de l’ Isaan, qui le distingue nettement de la culture nationale thaïlandaise, telle que définie par la bureaucratie de Bangkok ».
Une spécificité qu’il explique rapidement par l’origine du peuplement (khmer au XI ème siècle et lao au cours des siècles suivants) (Il y en a d’autres. (Cf. Notre article « Langues et dialectes en Isan) ayant composée une culture populaire vivante, qu’il nous invite à apprécier à travers la tradition musicale (Cf. ch. 11), le tissage de la soierie, la cuisine, sa langue…
Toutefois, cette spécificité culturelle n’est pas ici présentée dans sa dimension « historique », dans la lutte idéologique et violente que les Thaïs siamois ont imposé au pays d’Isan, depuis le roi Chulalongkorn, mais surtout le régime fascisant du dictateur Phibun dès 1938 et que l’on peut appréhender sous le concept de Thaïness (thaïfication). (Cf. notre article http://www.alainbernardenthailande.com/article-pour-comprendre-la-crise-actuelle-la-thainess-63516349.html )
Dubus ne l’ignore pas et traite cet épisode de l’Histoire dans le chapitre 5 « Le Nationalisme thaïlandais » Ce n’est donc pas « la bureaucratie de Bangkok » qui a défini cette culture. De même, quand il évoque les guerres civiles pour expliquer l’installation des Lao en Isan, il oublie ici, ce qu’il reprendra dans le chapitre 5 : comment après avoir rasé Vientiane en 1828, « des dizaines de milliers de Lao, prisonniers de guerre, ont été déportés dans le Nord-Est ».
Ce qui peut aussi expliquer pourquoi « La région a été périodiquement secouée par des rebellions contre l’autorité centrale » et de citer les maquis communistes et les bases US en Isan pendant la guerre du Viet Nam. En fait, beaucoup d ‘informations sont données mais sans réelle explication historique et politique récente (rien sur ce que représente les « rouges» si essentiels pour comprendre le présent).
Ensuite Dubus traite ce qui évidemment marque tous les observateurs, à savoir la pauvreté, qu’il explique par le peu de ressources naturelles, les conditions climatiques (sécheresse et inondation), une ruralité peu urbanisée, et donc des conditions de vie très difficiles (11 815 baths de revenu mensuel contre 17 786 au niveau national en 2006. (Sic) (J’ai trouvé en 2002, le salaire moyen à 3928 baht par mois (env. 90 euros) et une moyenne nationale de 6445 baths ).
Une fois de plus, on ne trouve pas le rôle du pouvoir politique et économique des familles royales, des militaires et des « Chinois » aisées de la capitale. On ne dit pas pourquoi cette Région a été délaissée par les élites politiques et économiques.
Il sera plus facile de dire que les Isan se caractérisent par leur joie de vivre et leur insouciance, « pendant de leur endurance », ce qui est d’ailleurs vrai.
Il en donnera 3 exemples :
une capacité de survie dans la cueillette (dénicher fourmis et lézards), une migration annuelle pour chercher des petits boulots à Bangkok et, dit-il sans aucune précaution morale, le travail des filles dans les « célèbres massages érotiques ou dans les gogos bars de quartiers chauds de la capitale » (Chacun sait qu’elles ne sont que dans la capitale !!!).
Il cite le célèbre écrivain Pira Suddham pour justifier cette présentation : « Avec endurance, nous acceptons notre destin comme quelque chose auquel on ne peut pas s’opposer » ; Mais le hic est que ce livre « Terre de mousson » date de 1988, et que justement depuis 1997, la nouvelle Constitution, et en 2001 tout a changé… L’Isan a pris conscience qu’elle pouvait désormais participer au pouvoir politique et donc économique.
D’ailleurs Dubus n’ignore rien de la vie politique du pays (Cf. ch. 2006-2010 : Chemise rouges contre Chemises jaunes. p. 158 et son encadré sur le PAD ( chemises jaunes) p. 159). Il écrit sur « Le phénomène Thaksin » (p. 153) et note aussi page 176 : « L’arrivée au pouvoir de Thaksin Shinawatra, en 2001, marqua un changement radical ». Mais son sujet étant la Thaïlande, il n’a peut-être pas voulu se répéter et appliquer cete grille politique pour comprendre l’Isan.
Le poids de l’Isan ( pp.103-105).
Après avoir rappelé brièvement les 3 événements majeurs historiques qui ont marqué cette terre d’Isan à savoir : Baan Chiang (qu’il situe entre 2000 et 4000 ans avant J.-C. (Cf. notre article
http://www.alainbernardenthailande.com/article-la-civilisation-est-elle-nee-en-isan-71522720.html et notre désaccord sur cette datation), le royaume khmer (dès le IX, X ème siécle), et l’immigration et les déportations lao (surtout au XIX ème), Dubus va nous donner 2 caractéristiques qui seraient donc sensées nous donner le « poids de l’Isan » :
La 1ère est incontestable :
- 23 millions d’habitants, un tiers de la population thaïlandaise (majorité de Lao et une minorité de Khmers) et ajoute-t-il, non sans sous-entendu, « un poids électoral important » !
Ces données apparemment données dans leur évidence suggèrent en fait le principal problème (avec l’ intégration du Sud) de la Thaïlande, surtout qu’il ajoute « souvent ostracisés par les habitants de Bangkok qui les considèrent comme rustres et arriérés ». Il n’est pas sûr que le choix, une fois de plus, de cette présentation a-politique soit la plus pertinente pour aider à comprendre la situation actuelle de la Thaïlande et cela d’autant plus que notre auteur n’est pas dupe de l’exploitation éhontée de la main- d’œuvre des migrants de l’Isan, à qui il attribue la construction, « à la sueur de leur front, des immenses complexes commerciaux et les gratte-ciel de Bangkok ( …) où les gens du Nord-Est ne se rendront plus jamais plus une fois le chantier terminé ».
La 2 ème est la transformation de l’Isan.
Dubus nous donne quelques exemples de « cette évolution économique et sociale », comme les hôtels de luxe, centres commerciaux et discothèques de Korat, le jean à la place du sarong, « l’ omniprésence des motos et des véhicules utilitaires ». Certes !
Il aurait pu évoquer les nouveaux modèles de la société de consommation, le développement d’internet et des cybers cafés, et le rôle des médias …
Il estime surtout que la transformation est due à l’éducation («l’énorme majorité des jeunes terminent leurs études secondaires et poursuivent leur éducation dans une école professionnelle » avec ce constat ou ce sentiment : « aucun ne reprendra la charrue de ses parents ».
Notre article sur l’éducation relativise quelque peu cette présentation optimiste (« seuls 6 % suivent le niveau secondaire et 1,13 % vont jusqu’ à l’ équivalent du bac ». Dubus, ailleurs (pp.144-146), dénonce « la médiocrité du système éducatif », le conservatisme du corps professoral, le manque de sélectivité et la multiplication des diplômes généralistes, la « massification » de l’enseignement supérieur… et ce chiffre « terrible » : « En 2002, 70% de la force du travail n’avait pas dépassé les six années primaire »
Mais nous pouvons aussi penser que la société capitaliste avec son modèle consumériste, relayé par la télévision et ses valeurs de la bourgeoisie thaïe et de la classe moyenne, et la nouvelle civilisation d’internet jouent un rôle plus déterminant.
On peut aisément croire que les 37% des moins de 25 ans (soit env. 8 millions de personnes) ne désirent plus aller aux champs, mais désirent-ils aussi continuer d’alimenter la main-d’œuvre sous-payée de Bangkok ou des villes. Les filles rurales d’Isan n’auront-elles toujours comme choix de promotion que les salons de massage, les gogos ou les bars des villes ou le mariage avec les farangs.
Enfin, dans son dernier chapitre (ch. 11), dans un beau titre « Culture, entre le village et le palais », Arnaud Dubus, n’oublie pas une bonne présentation de la « musique des rizières, théâtre des campagnes », « une culture rurale vivace et enracinée dans le folklore local ».
Pour conclure, nous estimons qu’en 7/8 pages consacrées à l’ Isan, Arnaud Dubus nous donne un maximun d’informations utiles pour comprendre cette région de Thaïlande, même s’il n’applique pas suffisamment à l’Isan, les données politiques qu’il nous livre ailleurs dans le livre.
Un des meilleurs livres pour découvrir la Thaïlande.
Arnaud Dubus, « Les Guides de l’état du monde », « Thaïlande, histoire, société, culture », Ed. La Découverte, 2011