A propos de Jacques Vergès et des fantaisies de l’état civil siamois au siècle dernier.
Raymond (Marie, Louis, Adolphe) Vergés, le père, est issu d’une famille originaire de la France métropolitaine installée à la Réunion (1). Il est nommé en 1922 médecin chef de l’hôpital de Savannakhet au Laos. En 1925, il accède au poste non pas de consul comme on le lit souvent, mais de vice-consul au Siam, à Oubon, sur l’autre rive du Mékong, où il exerce également la médecine. Il s’était marié avec Jeanne-Marie Daniel en 1908, dont il eut deux enfants (Jean, né en 1903, cinq ans avant le mariage de ses parents, décédé en 1966 en laissant une descendance et Simone, née en 1916, décédée en 2006 sur la Côte d’azur). Son épouse française décède en 1923, à une date non précisée.
Après ce décès, il se remarie avec une institutrice indochinoise nommée Khang Pham-Thi de laquelle il eut deux fils (Jacques né en 1923, Paul né en 1925). Ces précisions ne sont probablement pas fantaisistes puisqu’extraite de sa biographie officielle telle que donnée sur le site de l’Assemblée nationale française (2) (3). La biographie est établie à l’évidence au vu des renseignements donnés par l’intéressé lui-même.
Or, ses biographies font systématiquement naître Jacques Vergès le même jour que son frère Paul, le 5 mars 1925 , à Oubone en Thaïlande. Ils seraient non seulement frère siamois mais frères jumeaux ?
Or, le mariage avec Khang Pham Thi fut célébré le 6 mars 1928, devant Jules Rougni successeur intérimaire de Vergès comme vice-consul et le même acte légitimait les jumeaux Jacques et Paul reconnus le même jour par leur père comme étant né le 5 mars 1925.
Probablement vrai pour Paul, frère siamois assurément, peut-être faux pour Jacques, frère jumeau probablement pas.
Pendant un an au Laos et trois ans au Siam, Khang a été la maîtresse du vice-consul de France, sa « concubine annamite ».
L’acte de naissance constituait formellement un « faux en écriture publique » rendant le responsable justiciable de la cour d’assises, pas moins. Le responsable n’est d’ailleurs pas le vice-consul mais son secrétaire Le Ky Son, rédacteur de l’acte. Le lièvre a probablement été soulevé par Rougni son successeur au vice-consulat, qui le détestait. Raymond Vergés quittera toutefois l’Asie pour de simples raisons de santé avec les « honneurs de la guerre », la médaille de l’ordre du Kim Khan de première classe « le gong d’or » (4).
« Faux en écriture publique », de biens grands mots que nous avons vu insidieusement utilisés à l’occasion du décès de « l’avocat du diable » sous-entendant évidemment que ce que fit le père etc…etc … « tel père, tel fils ».
Il y à cette déclaration tardive une raison aussi prosaïque qu’évidente dont nous n’avons pourtant trouvé trace nulle part.
Nous sommes en 1925 (ou 23 ou 24 ?). Si Jacques est né d’une mère vietnamienne alors que son père était encore dans les liens d’un mariage légitime, il est né adultérin. Or, les enfants adultérins n’ont à cette époque strictement aucuns droits, leur légitimation était soumise à de très strictes conditions (articles 331 et suivants du code civil) et ils ne pouvaient en aucun cas être reconnus (5).
Pour que Jacques puisse être reconnu et bénéficier des mêmes droits que ses aînés, notamment dans la succession future, il fallait qu’il soit né plus de 300 jours après la date de la dissolution du précédent mariage de son père. Or, quoiqu’en disent ses fils, Raymond Vergés était riche (6).
Cette « entorse » aux règles de l’état civil français a été « sanctionnée » par l’attribution au « faussaire » avec la bénédiction du Gouvernement général de l’Indochine, de la plus haute distinction que les souverains annamites n’accordaient que parcimonieusement. L’intention légitime absout le faussaire, un faux sans victimes puisque les trois personnes susceptibles de s’en plaindre pour partager une succession en quatre et non en trois, étaient sa demi-sœur, son demi-frère et son frère qui ne s’en sont jamais souciié.
Pour Jacques Vergès, « toute vie humaine est faite de mystères ». N’épiloguons pas sur le personnage, on l’admire ou on le déteste, retenons simplement cette phrase du prêtre, lucide entre tous, qui a présidé à ses obsèques religieuses « Il avait le courage de ses passions, même ses adversaires les plus farouches ne le lui ont pas nié ».
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Nous savons que l’opprobre frappe (ou frappait) dans de nombreuses sociétés, les « filles mères ». Les règles de l’ancien code civil français sont directement reprises des anciennes coutumes d’ancien régime.
Ce que nous disent Simon de la Loubère ou Monseigneur Pallegoix des mœurs et coutumes des Siamois nous confirment qu’il en était de même dans l’ancien Siam.
Certes, cette hypothétique manœuvre qui aurait permis au consul Vergès de faire de son fils aîné adultérin né au Laos « hors mariage » le jumeau de son second né à Ubon pour l’intégrer dans une famille unie se passait il y a un peu moins de cent ans et serait quelque peu difficile à réaliser au XXIème siècle … Cependant …
Cependant, il nous est apparu qu’ « au siècle dernier », les Thaïs ne s’embarrassaient pas toujours de scrupules d’ordre administratif pour voiler pudiquement une situation sociale que « la morale réprouve ».
Nous en avons rencontré en témoins directs trois cas, ils valent d’être narrés au bénéfice de l’anonymat évidemment.
M. est née il y a une quarantaine d’années dans une famille aisée d’une grande ville du centre. Sa mère est fille unique, elle a aussi deux frères et sa mère est encore en vie. M. est née hors mariage. La solution qui consiste (nous allons le voir) à « faire porter le bébé » par une sœur n’est pas possible. C’est donc la grand-mère qui assume la maternité, M. est devenu la sœur de sa mère. Cette situation perdure pendant de longues années dans une famille où elle est bien considérée par tous comme la fille de sa mère, la petite fille de sa grand’mère et la nièce des oncles. La question se pose au décès de la grand-mère – mère alléguée.
La succession doit-elle être partagée entre quatre enfants dont une fille fictive, ou entre trois ? La question, qui aurait fait attraper à n’importe quel notaire français une solide dépression, fut réglée sans difficultés par un « lawyer » habile. Stupéfaction thaïe devant notre propre stupéfaction : Il n’y a rien d’extraordinaire, si ma mère avait eu une sœur mariée, c’est sa sœur mariée qui m’aurait déclaré.
N. a eu hors mariage, il y a une trentaine d’années, un fils qu’elle a plus ou moins abandonné et qui fut élevée par une sœur mariée. Elle épouse un Français, ils ont une fille, celle-ci apprend incidemment qu’elle a un frère et a l’idée plus ou moins saugrenue de le retrouver. Nous finissons par trouver l’acte de naissance du gamin, il n’est pas le fils de sa mère mais celui de son oncle et de sa tante et le cousin de sa sœur. Re - stupéfaction thaïe devant notre propre stupéfaction : Ma sœur a pris la décision d’élever le gamin, il était donc normal ( ?) qu’elle en assume la maternité légale.
O. a eu hors mariage, il y a une dizaine d’années, une petite fille dont le père est mort et qu’elle élève comme si elle était à elle puisqu’elle est à elle. Elle épouse un Français qui se prend d’affection pour la gamine et souhaite l’adopter. Pas bien difficile, il nous faut simplement l’accord de la mère, celui du père défunt est évidemment inutile. Quand nous épluchons les actes d’état civil avant de les faire traduire et de les transmettre au consulat, stupéfaction, l’acte de naissance de la gamine porte le nom d’une personne qui n’est pas sa mère (même nom de famille, prénom différent) et d’un monsieur qui n’est pas mort et qui est son mari légitime. Stupéfaction ! Que s’est-il passé ? Re - stupéfaction thaïe devant notre propre stupéfaction : il n’y a rien d’extraordinaire, pour que la petite ne soit pas bâtarde, c’est ma sœur et son mari qui l’ont endossée.
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Un officier d’état civil de Bangkok reçoit une déclaration de maternité d’une personne dont l’âge respectable rend toute procréation aléatoire,
deux chefs de villages de quelques centaines d’habitants où tout le monde est « cousin-cousine », au fin fond de l’Isan reçoivent des déclarations de naissance contraires à une évidence visible ?
Mais voyons ! C’était au siècle dernier !
Voilà qui est certainement impossible au siècle présent, chacun sachant qu’il n’y a pas en Thaïlande de médecin rédigeant des certificats de complaisance et pas plus de chefs de village recevant contre une bouteille de Mékong des déclarations de naissance fantaisistes.
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Notes
(1) L’avocat qui se complaisait à entretenir un flou artistique sur ses origines parlait d’un père « originaire de la Réunion » taisant le fait qu’il était issu d’une famille bourgeoise de « français de France » et que la citoyenneté française avait été accordée à tous les habitants de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Martinique et de La Réunion dés 1848. Ce n’était en rien une colonie française.
(2) http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/biographies/IVRepublique/verges-raymond-15081882.asp
(3) Il fut élu en 1945 à la première Assemblée constituante et adhéra au groupe parlementaire du parti communiste français.
(4) Ses deux fils embellissent ce départ d’une couleur flatteuse, faisant de leur père une « victime du racisme colonial », les autorités n’ayant pas admis son mariage avec une indigène. Est-ce bien certain ? Nous avons déjà parlé du très érudit Camille Notton, vice-consul de France à Chiangmaï, il avait lui, épousé une siamoise et ne semble pas avoir encouru les foudres de la hiérarchie ?
Nous sommes loin de la possibilité d’une sanction « pour mariage mixte » unanimement évoquée par les deux frères. Réprobation des « bien-pensants » tout au plus ?
(5) « Cette reconnaissance ne pourra avoir lieu au profit des enfants nés d’un commerce incestueux ou adultérin … », article 335 du code civil, version de 1915. Cette situation inégalitaire a perduré, peu ou prou, jusqu’en 1972.
(6) « Vergès père, frère et fils, une saga réunionnaise » éditions l’Harmattan par Robert Chaudenson, 1907. « Rendu riche par le trafic de piastre » diront ses détracteurs.
Note à l’attention des chercheurs en herbe
Le R.P Alain Maillard de la Morandais a organisé la cérémonie funèbre à l’église Saint-Thomas-d’Aquin, à deux pas du boulevard Saint-Germain, enterrement religieux,
et a rappelé dans son homélie que Jacques Vergès avait été baptisé : "Jacques avait été baptisé donc promis à la Résurrection". Docteur en théologie, il n’ignore évidemment pas les dispositions du droit canonique de 1983 en ses articles can. 1183 et 1184.
Si cela n’avait été, tout au plus l’avocat aurait eu droit à un temps de prière à l’église, célébration sans eucharistie et sans aucun des rites réservés à la célébration des funérailles (rite de la lumière, de la croix, de la bénédiction du corps, de l’encensement). Si Jacques Vergès a été baptisé, il l’a été comme c’était la règle à l’époque dans les quelques jours suivant immédiatement sa naissance. Il en est peut-être gardé trace dans les églises, que ce soit l’église catholique de Savannakhet ou celle d’Ubon. Quant aux documents d’état civil proprement dits, ils se trouvent probablement aux archives diplomatiques de Nantes (registres consulaires) et les archives du consulat d’Ubon, aux archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence. Les documents d’état civil datant de moins de cent ans ne sont consultables que par les intéressés, leurs ascendants ou leurs descendants.
De tous les documents qui nous intéressent, seuls les actes d’état civil de la Réunion avant 1907 sont à ce jour numérisés et accessibles sur le site :
... Un pieux mensonge, encore un ? Raymond Vergès n’est pas né le 15 août comme l’indique sa biographie officielle, ce qui expliquerait le choix de son premier prénom (difficile à porter pour un député communiste !), mais le lendemain. Le prénom Marie choisi pour premier ou second prénom, même pour un garçon, en hommage à la Vierge Marie, est un usage constant dans les familles très catholiques.
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JF 09/09/2013 01:08
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 09/09/2013 02:11
Jacky 08/09/2013 04:44
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 09/09/2013 02:10