Introduction.
Chart Korbjitti* avec Saneh Sangsuk sont les deux romanciers les plus connus en France grâce au travail de leur traducteur Marcel Barang. Il est aussi reconnu en Asie du Sud-Est pour avoir reçu deux fois le prix du SEA-Write en 1982 pour « la Chute de Fak » et en 1993 pour « Sonne l’heure ». « La marginalité et le regard de la société sur l’individu restent ses thèmes de prédilection. On les retrouve dans ses deux grands romans, La Chute de Fak,
et Les Chiens enragés (sic) qui mettent tous les deux en scène des personnages en rupture sociale. » (p. 277, Louise Pichard-Bertaux**)
Marginalité ? Rupture sociale ?
Faudra voir.
Le roman de Korbjitti est un roman de 519 pages, que l’auteur a structuré en 13 chapitres. Ils ont un titre, un nombre de pages, qui induisent forcément sens, et importance accordés à tel personnage, tel moment du roman. Mais auparavant la dédicace n’est jamais innocente, et se veut « réaliste ». Elle dit ici :
« Les personnages de ce roman existent réellement et y figurent sous leurs vrais noms ou sobriquets […] Que le mérite de ce livre, s’il en a, revienne à Seni Daimongkhol, Otto, Sydney, Dam, Met Kanoun et tous les autres amis qui ont perdus la vie. »
Nous avons donc une tranche de vie vécue par Chart Korbjitti. (Fin des années 70 et début des années 80 ?)
Le roman en son court chapitre 1 (5 pages) commence avec l’arrivée à Phuket de Chouan appelé Chouanchoua (« celui qui incite au mal »), qui débarque chez son ami Otto, en sa boutique vide. C’est la saison des pluies. Ils plaisantent d’entrée et décident d’aller arroser cela.
Le 2ème chapitre a un titre « Glougou-blabla. » assez explicite. (pp.17-36) Il sera effectivement beaucoup question de « blabla », d’histoires que l’on aime raconter sur les copains et entre copains, dans les bars et restaurants, tout en buvant (« glougou ») jusqu’à plus soif.
D’ailleurs d’entrée, Chouanchoua invite Otto à rester avec lui « jusqu’à ce qu’on soit raides tous les deux ». (p.18) On apprend également que Chouanchoua est passé voir Samlî et qu’il va les rejoindre, quand il aura fini son boulot. On a un premier portrait de Samlî. Ami d’école de Otto, passionné de cinéma, copie actuellement des vidéos, après avoir travaillé dans le pétrole, alcoolique sérieux. (pp.18-19)
Ils enchainent en évoquant d’autres histoires. Celle de P’tit Hip (Rentré chez lui prendre soin de son père, à Chainat. On apprend qu’il est toxico ; qu’ils ont pris ensemble de l’acide (p. 21) ). Celle de ce foutu Lân, qui avait pris des champignons. Et on apprendra l’histoire de Lân, et celle de Toui d’Italie, de John, pour terminer le chapitre sur une anecdote d’Otto évoquant un pari dans une plantation de Chumporn, avec la question de Chouanchoua : « Pourquoi t’es allé à Chumporn ? « (p.36)
Et le chapitre 3 intitulé « Ort en cavale. » (pp. 37-61). (24 p.) nous donnera les circonstances, avec la gaité qui s’efface et une réponse qui le ramène 13 ans en arrière, sur un cadavre qui le hante, une impulsion d’un gamin de 17 ans qui « suffirait à décider du sort de toute une vie ».
On ne sait pas encore à ce stade, que le roman sera surtout construit sur les beuveries et des fumettes entre copains, où on aime se raconter des histoires sur les uns et les autres, ou il s’agit d’aller au bout de la nuit, jusqu’à ce que l’on s’écroule, de plaisanteries, d’alcool, de drogues,
mais aussi parfois d’interrogations existentielles, sur la liberté, sur le sens à donner à sa vie, le rapport au modèle familial, le rapport au mariage, à la responsabilité quand on a un enfant, sur l’angoisse …
Mais ce qui est le plus évident est le mode de vie choisi : la bande de copains, qui se forme et se recompose, la vie en communauté, le look particulier que des voisins assimilent à celui des « hippies », ses soirées de beuverie et de drogue, les histoires que l’on se raconte sur les uns et les autres, le plaisir d’être ensemble. Le roman en évoquera plusieurs, très différentes : celle de Pattaya, les bandes de la Scala et du Lido à Bangkok, et celle de Phuket. Certains de nos « héros » iront de l’une à l’autre, d’autres se perdront de vue, poursuivant leur chemin, leur choix de vie.
On aime se retrouver autour d’une bouteille, d’un joint jusqu’à l’ivresse, la défonce.
Certains en deviendront accrocs. Mais si on aime discuter, aller d’un souvenir, d’une anecdote à l’autre, on ne fait jamais dans le sérieux, on ne parle pas politique, religion, On ne refait pas le monde. On ne se révolte pas contre l’ordre établi. Seul l’ordre familial et aussi pour certains l’amour d’un père et/ou d’une mère est là pour leur rappeler leur devoir, la responsabilité, le modèle qu’il faut respecter (une famille, un métier, un mariage, des enfants.), un ordre familial donc qui n’approuve pas leur mode de vie en « communauté ».
Un existentialisme, un mode de vie hippie à la Thaïlandaise dans ces années 80 ?
On suivra le long des chapitres, l’histoire de ses rencontres, l’histoire d’une période de vie, privilégiant quelques personnages qui auront droit à un ou plusieurs chapitres, comme Otto (chapitres 3 7, 9), le Vieux (Chapitre 4), et surtout Thaï. (Chapitres, 6, 8, 12). (Cf. en note, le titre des 13 chapitres. ***) Mais des histoires avec des étapes, des changements, ou comme le chapitre 11, un « retour à la case départ »,
avec le sentiment au dernier chapitre, qu’un cycle est fini, que beaucoup ont enfin trouvé leur voie, se sont casés, sont devenus « respectables » ou sont partis vers d’autres cieux comme Otto, partis rejoindre Else en Allemagne, Thaï enfin décidé à reprendre l’affaire familiale avec sa femme et son fils.
Chouanchoua était arrivé à Phuket au chapitre 1 pour écrire un livre et rencontrer ses amis et on le retrouve au dernier chapitre, deux mois après, à Bangkok, avec ses amis Otto, partant pour l’Allemagne, Thaï avec sa femme reprenant l’affaire familiale, lui conseillant d’écrire l’histoire d’Otto, avec leur approbation. Entretemps, nous avions croisé P’tit Hip, de Toui d’Italie, de John, Tongtiou, Dam, Ratt, Jâh, Peuttt, Met Kanoun, Nit, Yong, Lan, etc, suivi, un moment, les histoires du Vieux, de Samlî, d’Otto et de Thaï, sur des périodes différentes, des retours en arrière, des entrelacements. Ils avaient bougés, changés, vécus bien des galères, partagés bien des bouteilles … en toute amitié.
Mais qu’avaient-ils vécus ? qu’avions-nous retenu de ces vies, écrites là, par Chart Korbjitti ?
Nous voulions en savoir plus. Revenir sur nos « héros », chapitre par chapitre, affiner nos généralités, discuter avec eux, en sachant avec Roland Barthes
que
"Ecrire c'est ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle l'écrivain, par un dernier suspens, s'abstient de répondre. La réponse, c'est chacun de nous qui la donne, y apportant son histoire, son langage, sa liberté."
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*Asphalte éditions, 2010, pour l’édition française. Traduit du thaï par Marcel Barang. (Décembre 1987, Edition originale en 1988.)
Chart Korbjitti est un écrivain thaïlandais né en 1954 à Samut Sakhon, qui reçut deux fois le SEA Write Award, pour ses romans pour La Chute de Fak (Khamphiphaksa - The Judgment) en 1981 et ensuite Sonne l'heure en 1994.
Biographie (wikipédia)
Chart est né dans la région du Khlong Sunak Hon, à Samut Sakhon, en Thaïlande. Il est le second d'une fratrie de neuf enfants d'une famille de marchands de sel et d'épiciers. A l'âge de sept ans, il quitte Samut Sakhon, qui était encore alors un village de pêcheurs et de paludiers pour aller à Bangkok chez sa grand-mère. Il y suit à la fois les cours de l'école publique et un enseignement religieux dans un monastère.
En 1969, à l'âge de 15 ans, il publie sa première nouvelle, Nak Rian Nak Leng, dans une publication scolaire de l'école Pathum Khong Kha.
Il entre ensuite à l'Université des Beaux-Arts de Bangkok (Pho Chang), étudiant les disciplines de la peinture et de la gravure.
Son histoire Phu Phae gagne en 1979 le prix Cho Karaket pour les nouvelles, du magazine Lok Nangsue.
Après avoir exercé différents métiers puis créé une entreprise artisanale de maroquinerie avec sa femme, il vend son affaire et s'établit en tant qu'écrivain à plein temps, déclarant : "J'ai choisi d'être écrivain. J'y consacre toute ma vie. J'ai vendu toute ma vie pour ça."
Il a fondé la maison d'édition Samnakphim Hon (Howling Books), qui publie toutes ses œuvres.
Œuvres traduites
- Une histoire ordinaire : récits, trad. du thaï par Marcel Barang, Arles, P. Picquier, 1992 (épuisé)
- Sonne l'heure : roman, trad. du thaï par Marcel Barang, Paris, Éd. du Seuil, 2002
- La Chute de Fak : roman, trad. du thaï par Marcel Barang, Paris, Éd. du Seuil, 2003
- Chiens fous, trad. du thaï par Marcel Barang, Éd. Asphalte, 2011, 519 p., (ISBN 978-2-918767-09-1), extrait sur le site de l'éditeur
- nouvelle De retour au village, traduction et commentaire biographique de Louise Pichard-Bertaux, Impressions d'Extrême-Orient, 2010
** Louise Pichard-Bertaux, in ECRIRE BANGKOK, La ville dans la nouvelle contemporaine en Thaïlande, Connaissances et Savoirs, 2010.
Cf. notre article A104. « Ecrire Bangkok », avec cinq auteurs thaïlandais.
***Titres des 13 chapitres :
1/ Balises. (pp.11-16) (5 p.) 2/ Glougou-blabla. (pp. 17-36) ( 19 p.) 3/ Ort en cavale. (pp. 37-61). (24 p.) 4/ L’histoire du vieux (pp. 63- 125) (52 p.) 5/ Lorsqu’Otto sortit de prison. (pp. 127-136) (9 p.) 6/ L’histoire de Thaï (pp.137-195) (58 p.) 7/ Cette moto s’appelle Tobi. (pp.197-217) (20 p.) 8/ La chanson de Thaï. (pp. 219-288) (69 p.) 9/ l’itinéraire d’Otto (pp.289- 340) (51 p.) 10/ Un malheur n’arrive jamais seul. (pp. 341-371) (30 p.) 11/ Retour à la case départ. (pp.373-408) (35 p.) 12/ Le parcours de Thaï. (pp. 409-476) (67 p.) 13/ La filière allemande. (pp. 477-519) ( 42 p.)
**** Rappel de quelques-uns de nos articles sur la littérature thaïlandaise.
23. Introduction à la littérature thaïlandaise ? http://www.alainbernardenthailande.com/article-23-notre-isan-la-litterature-thailandaise-1-79537350.html
24. Que faut-il lire de la littérature de Thaïlande ? http://www.alainbernardenthailande.com/article-24-notre-isan-la-litterature-dethailande-2-79537520.html
.25 . Notre Isan : Pira Sudham, un écrivain de l’Isan http://www.alainbernardenthailande.com/article-25-pira-suddham-un-ecrivain-de-l-isan-79537662.html
26. Un écrivain d’Isan : Pira Suddham, Terre de mousson
A 52. Un grand écrivain thaïlandais : Saneh Sangsuk, L’Ombre blanche, Portrait de l’artiste en jeune vaurien.http://www.alainbernardenthailande.com/article-a-52-saneh-sangsuk-un-grand-ecrivain-thailandais-96922945.html
A71. « Plusieurs vies » de Kukrit Pramoj. Une vision de la Thaïlande.
A85. « Venin » de Saneh Sangsuk. http://www.alainbernardenthailande.com/article-a85-le-conte-venin-de-saneh-sangsuk-112495835.html
A97. « La Thaïlande » romanesque de Michèle Jullian.
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