A Phuket, une île du sud de la Thaïlande; 35% de ses habitants sont originaires de Chine, plus précisément de l’île de Hokkien. Beaucoup sont venus au XIX ème siècle pour travailler dans les mines d’étain. Depuis, ils ont prospéré, ont épousé des femmes thaïes. On les dit intégrés, et pourtant ils continuent de suivre les traditions et les rites de leurs Anciens.
L’une de ses traditions est le festival végétarien organisée chaque année au neuvième mois lunaire, pour se protéger des esprits maléfiques et porter chance aux différentes communautés « chinoises » installées en Thaïlande (comme à Bangkok, Trang, Hat Yai, Phangnga, Nakhon Sri Thammarat, Pattaya). Mais le festival le plus spectaculaire est celui organisé à Phuket, qui attire selon l'Autorité du tourisme de Thaïlande 300.000 visiteurs.*
Emmanuel Rets et Vincent Moreno ont assisté aux grandes cérémonies annuelles qui viennent de s’achever sur l’île de Phuket. Ils ont présenté leur reportage à l’émission « De sept à huit » du 5 octobre 2014.
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« Dans un temple taoïste, une religion d’origine chinoise, des hommes torses nus se préparent à entrer en transe.
« Cela commence comme ça, on est tous réunis en attendant le signal ». « Et vous faites quoi en attendant ? ». « Rien de particulier ». La transe peut commencer en pleine conversation.
(Et l’homme interviewé se met d’un coup à produire sons et gestes saccadés et entre dans le temple.)
Quand ça commence, c’est toujours le même rituel, il faut se diriger vers l’autel, et enfiler un tablier. C’est la tenue officielle de ces hommes, qu’on appelle les masongs, en thaïlandais, cela veut dire « cheval possédé ».
(La cérémonie commence au son du tambour et de la cymbale). Ces hommes ne sont pas fous. D’après eux, ils ont été choisis par leurs dieux, pour être possédés pendant le festival qui est un des plus bizarres au monde, le festival végétarien de Phuket.
(On voit plusieurs hommes en début de transe) Il s’appelle Hé, il a 36 ans. Cela fait déjà une heure que son dieu le possède. A ce moment précis, il est dans un état second. Lorsqu’il est en transe, Hé parle avec une voix de petit garçon ;
il est Thaïlandais mais il s’exprime dans un dialecte chinois, le hokkien, une langue que pourtant il ne connait pas. Son assistant fait la traduction ; « Il est d’accord pour qu’on l’accompagne ?», demande le journaliste. « Il dit que oui. Il est d’accord. »
Quelques minutes plus tard, la possession touche à sa fin. Hé tombe inconscient.
Le dieu serait sorti de son corps. L’homme reprend peu à peu connaissance. Trois minutes plus tard, sa voix est redevenue normale. (Et il dit) « Demain, je pars de chez moi à 6 heures, et c’est le dieu Hakon qui décidera seul à quelle heure il me possédera à nouveau.
Cette transe, c’est la première étape d’une cérémonie d’hommage à des dieux chinois ;
une tradition qui dure depuis près de deux siècles.
L’histoire commence en 1825, une troupe d’opéra pékinoise, de passage à Phuket pour distraire de nombreux émigrés chinois contaminés par la malaria.
Les artistes décident pour calmer leurs dieux, de ne plus manger de viande. Neuf jours plus tard, ils guérissent tous de cette maladie incurable à l’époque. Depuis chaque année, les descendants de la communauté chinoise remercient leurs dieux.
Il est 5 heures du matin, on retrouve Hé dans la banlieue de Phuket. Ce Thaïlandais de 36 ans, professeur de dessin dans le civil pense être possédé par deux divinités depuis 7 ans.
« Lui, c’est Hakkon. La première fois qu’il m’a possédé, je l’ai vu et il avait cette tête-là » (Il montre son portrait).
Dans la religion taoïste Hakkon, c’est le dieu de la médecine traditionnelle. Pour le reconnaître, c’est facile, il ne sépare jamais d’un hache et de son cobra.
Dans la maison, il est présent à toutes les sauces, rouge ou vert lorsqu’il est en colère.
L’autre divinité qui prend possession de lui, c’est un dieu enfant, Kotia ; et c’est à cause de Kotia que le professeur thaï prend parfois une voix de petit garçon.
Pour son père, un commerçant aisé à la retraite, c’est une fierté : « Moi, je n’ai jamais été masong, mais dieu, un jour, dans un rêve m’a dit : « Je veux ton fils, et si tu n’acceptes pas, il va mourir cette année. ».
Pas de sexe, pas d’alcool, et pas de viande. Cela fait deux mois que Ké se prépare pour défiler dans les rues de Phuket. Une fois en transe, il devra se percer le visage avec ces broches que lui prépare l’un de ses assistants. Elles représentent des têtes de divinité, accrochées sur des tiges en métal ou en or ; elles sont frottées avec du papier béni après avoir été désinfectées à l’alcool.
L’assistant : « C’est le dieu qui a décidé seul, à quel endroit je dois le percer avec ces broches. La verte, ce sera –ici- dans la joue, la noire et la jaune, je les mettrais-ici- dans les oreilles »
Le jour se lève, il faut rejoindre Jui Tui, le temple le plus important de la région.
Devant l’autel mille masongs attendent d’être possédés par leurs dieux.
Pour Hé cela commence toujours par des nausées.
Le rire, c’est le signal ; le dieu est entré dans son corps.
On pourrait croire qu’il est sous l’influence d’une drogue, mais ce n’est pas le cas, nous n’avons pas quitté Hé depuis qu’il s’est réveillé, et il n’a absolument rien avalé.
Le rituel va pouvoir commencer.
« Je suis prêt » (dit Hé). L’assistant : On va percer sa bouche, mais le dieu ne veut pas que vous filmiez cela, mais il dit que vous pouvez filmer les oreilles.». « Il faut respecter les consignes du dieu Hakkon, sinon une malédiction pourrait tomber sur votre équipe ». Après la joue, M. Tchoun, l’assistant, s’occupe des oreilles, sans aucun anesthésiant, en fredonnant une vieille chanson chinoise, pour rassurer le dieu-enfant.
Hé ne montre aucun signe de douleurs, et il n’y a aucune goutte de sang.
(Hé, avec sa voix d’enfant-dieu) : « Merci pour votre aide, que le dieu Tfou vous bénisse et vous porte chance. » (rires d’enfant).
Selon le protocole imposé par son dieu, Hé doit se rendre dans la maison d’un ami de son père. Toute la journée, il sera encadré par ses assistants, car il n’est plus lui-même. « Attention le voilà ».
Pour l’ami de la famille, c’est un honneur de recevoir sous son toit un masong, pour la dernière face de la préparation : 18 épingles que M. Tchoun va lui poser, toujours en chanson.
(Hé parle) Tchoun : « Il dit que les femmes ne doivent pas regarder. ». C’est la tradition. Seuls les hommes peuvent assister à ces séances de piercing. 30 mn plus tard, c’est terminé.
(Hé en riant ) « Merci. ». (Hé avec sa voix d’enfant-dieu) : « Le dieu Tfou est prêt maintenant à commencer cette grande fête. Il vous protégera de tous les accidents ».
C’est parti pour de longues heures de défilé. Dans la rue, tous les Thaïlandais se prosternent devant Hé et les autres masongs. (Au son des cymbales et tambours)
Certains dieux sont plus exigeants que d’autres, ils ont demandé à leurs dévots de se transpercer avec des dizaines de broches.
Les secours ne sont jamais loin, mais ils ne sont pas débordés.
(Un secouriste) : « Cela paraît fou, mais ils ne saignent pas, et il y a peu de complications. Cela fait 20 ans que je suis là ; je pense que c’est leurs dieux qui guérissent leurs blessures.
Quand ils sont possédés, on dirait qu’ils possèdent des pouvoirs surnaturels. Regardez Tiphon, 19 ans a retiré son piercing, il y a 2 jours ». Aucun point de suture, un morceau d’adhésif transparent fait l’affaire. « Je ne sens rien du tout. »
Nous avons montré ces images à de grands chirurgiens français, ils n’expliquent pas ce phénomène, car les joues sont une région très vascularisée.
Les sectionner peut même provoquer une paralysie faciale. Le mystère des masongs reste entier.
La majorité des blessures vient en fait des pétards, qui percent les tympans et provoquent des brûlures.
Hé toujours possédé distribue des tissus sacrés à l‘effigie de son dieu, ainsi que des petites amulettes censées protéger contre les mauvais esprits. (Le journaliste demande à une jeune passante thaïe, non-chinoise ayant reçu un tissu de Hé) « Il y a quoi sur ce tissu ? » « Je ne sais pas de quel dieu, il s’agit. » « Alors pourquoi vous le prenez ? » ; « Je sais que cela va me porter chance. » ; « Vous allez en faire quoi ? », « Je vais l’accrocher chez moi. »
Chaque jour du festival, les processions se terminent sur cette plage de Phuket à l’endroit précis où la légende est née, il y a deux siècles.
Après 4 heures de marche, les derniers instants de transe pour Hé et les autres masongs. Les femmes possédées,
les dieux bébés,
ou les enfants-dieux comme Ning, 11 ans.
Il n’y a pas de conditions pour devenir masong. Pour les dieux, peu importe l’âge, le sexe ou la classe sociale.
(On voit M. Chart dans un champ d’ananas) M. Chart est un modeste agriculteur de 60 ans. (Il cueille un ananas en disant) « Ils sont croquants les ananas de Phuket. »
mais lorsqu’il quitte son champ d’ananas, il devient un des masongs les plus respectés de la ville. Possédé par son dieu depuis 40 ans, c’est lui qui va présider la cérémonie de clôture du festival. « Masong, ce n’est pas ça qui fait vivre. Il faut que je continue à travailler tous les jours dans les champs, mais quand on m’appelle, je suis toujours prêt, j’y vais. »
Chart est le grand maître des rituels au temple d’ Avandornana.
Sa montée en transe est très impressionnante.
Avant de lancer la dernière procession, la plus spectaculaire du festival, M. Chart, la bave aux lèvres, entame la danse du masong, celle qui fait descendre les divinités.
On organise un diner pour remercier les centaines de fidèles qui ont fait le voyage jusqu’à Phuket. Le temple a mis les petits plats végétariens dans les grands ; 200 kilos d’offrande, de quoi rassasiés les dieux chinois jusqu’à l’année prochaine.
Depuis quelques années, au nom de leurs dieux, les mutilés vont de plus en plus loin ; ils se transpercent avec des objets insolites,
inquiétants,
parfois même complètement farfelus.
Avec cette surenchère, les masongs espèrent augmenter leur notoriété, car pendant le reste de l’année, ces dieux vivants reçoivent des dons en échange de leurs bénédictions. Le spectacle est permanent. Chaque soir, les masongs doivent montrer leurs pouvoirs, en réalisant des défis insensés, Au temple Vataroé, la cérémonie de l’échelle coupante va commencer. On a remplacé les barreaux par des lames aiguisées comme des couteaux.
Les masongs escaladent 18 mètres, pieds nus, sans se couper
Juste à côté se prépare un autre défi. Toujours en transe, Chart, le cueilleur d’ananas, va marcher sur des braises incandescentes. Certains le font en courant, d’autres plus téméraires en marchant.
Les masongs sont de plus en plus nombreux à participer au festival végétarien. Cette année, à Phuket, ils étaient près de 11 000. »
Les dieux chinois ont été au rendez-vous.
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*Cf. http://www.lepetitjournal.com/bangkok) jeudi 2 octobre 2014 et l’article du 18 septembre 2014 Le Festival végétarien voit double cette année!
Et nos articles :
A134. Les « esprits » thaïlandais sont toujours vivants.
A151. Nous vivons au milieu des « Phi » en Thaïlande.
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