La Thaïlande n'a jamais été colonisée ?
Vous en êtes sûr ?
Relisons donc le traité franco-siamois de 1907
Nous avions déjà évoqué dans le cadre de notre « histoire » des « relations franco-thaïes » le traité du 23 mars 1907 :
http://www.alainbernardenthailande.com/article-27-les-relations-franco-thaies-1907-67452375.html Nous avons pensé qu’il méritait une lecture plus attentive pour nous interroger sur cette conviction siamoise souvent brandie « Nous n’avons jamais été colonisé » !
J’en ai sous les yeux le texte officiel en sa version française. Ce n’est pas innocent, c’était une obligation (qui m’évite en outre de douloureux efforts de traduction). Ce traité prévoit en effet (tout comme celui de 1893) en son article XV qu’en cas de difficultés d’interprétation, seule la version française fera foi ! (ce qui m’évitera de douloureuses exégèses sur le texte thaï).
Disposition anodine ? Je suis loin d’en être convaincu. Dans des discussions annexes au traité de 1893, un protocole passé entre le Ministre siamois des affaires étrangères, le prince Devawongsee et notre plénipotentiaire le Myre de Vilers (« fils spirituel » de Pavie) relatif à la création de « commissions mixtes », « son Altesse royale demande ce que veut dire le mot mixte ». Parfaitement francophone certes, mais peut-être cependant pas au point de comprendre toutes les subtilités sinon les vices de notre langage diplomatique !
Le Myre lui fit une réponse de jésuite mais là n’est pas notre propos. C’est tout simplement – à mon humble avis – la preuve formelle que les traités frontaliers, déjà rédigés sous la menace des canonnières, ont été rédigés sinon imposés par des Français qui parlaient français face à des Siamois qui ne le comprenaient pas aussi bien qu’ils auraient dû le comprendre !
Revenons sur quelques dispositions intéressantes de ce traité :
1) Les rectifications frontalières
En vertu du traité de 1893, le Siam avait renoncé à toute revendication sur la rive gauche du Mékong mais les Français s’étaient attribués sur la rive droite le district de Dan- Saï au motif fallacieux que – quoique situé sur la rive droite – il dépendait ou avait dépendu de la principauté de Luang Prabang. Il est rendu au Siam.
Vertu des mots, la France ne « restitue » pas, elle « cède » comme si ce district avait été peuplé de gaulois depuis la nuit des temps, nuance que le Prince Devawongsee a bien dû comprendre mais il lui a fallu avaler la couleuvre.
Quel intérêt les Français pouvaient trouver à Dan-Saï ?
Cet amphoe de la province de Loei a aujourd’hui une superficie de 1700 kilomètres carrés, une population de 50.000 habitants, 10 tambons et 98 villages. A l’époque, probablement 5.000 habitants et aucun intérêt autre que touristique (aujourd’hui, mais évidemment pas en 1893) et certainement pas stratégique ? C’était un trou à rats.
La retrocession au Siam du district de Trat (mais nous ne sommes plus en Isan) curieusement baptisé « Kratt » dans le traité (je suppose que le Prince Devawongsee avait tout de même compris ?) tout comme son appréhension par la France en 1893 reposait par contre sur des motifs stratégiques. Là aussi, la France ne « restitue » pas, elle « cède » comme si Trat avait été « provincia gallica » depuis Jules César.
Le retour de ces territoires à la mère patrie siamoise a évidemment une contrepartie, la reconnaissance par le Siam de la souveraineté de la France sur les territoires cambodgiens de Battambang, Siamrep et Sisophon.
Pourquoi ces palynodies diplomatiques alors que tout aurait pu et dû être règlé après la « guerre » de 1893 ? « A cause de notre ignorance d’abord, de notre insouciance ensuite.. » (Annales de géographie, 1907, tome 16 n° 87). Il a donc fallu 15 ans aux diplomates français pour savoir que Dan-Saï, peuplé exclusivement de Siamois, était bien siamois et non lao, que Tratt était bien terre siamoise peuplée exclusivement de Siamois et que les provinces à nous cédées étaient bien khmères et non siamoises ?
Bigre, voilà qui éclaire d’un jour nouveau l’actuel litige frontalier entre la Thaïlande (qui chausse les bottes du Siam) et le Cambodge (qui chausse celles de la France). Le traité frontalier de 1893 a été conclu en français entre des Français « ignorants et insouciants » et des Siamois qui ne comprenaient pas parfaitement le français ?
Le Prince Devawongsee a obtenu, en sacrifiant les provinces cambodgiennes sur lesquelles les droits historiques du Siam étaient fuligineux, la disparition de ces deux épines plantées dans la chair du Siam. Ce fut pour lui un énorme succès diplomatique :
2) Le « privilège de juridiction ».
Depuis le traité de 1856, revu en 1893 et « amélioré » en 1904, Français (bien sûr) mais aussi Annamites, Laos, Cambodgiens et Chinois installés au Siam et venant se faire inscrire dans nos consulats comme « protégés » bénéficiaient d’un « privilège de juridiction » c’est à dire en clair qu’ils échappaient (tout simplement) aux tribunaux siamois, que ce soit pour un meurtre ou une faillite, pour tomber sous la juridiction « consulaire » (des consuls de France) ou sous celle de « commissions mixtes » (le mot mal compris du Prince), plus clairement paritaires, moitié siamois, moitié français mais avec prépondérance du Consul de France qui a droit d’ « évocation », donc « mixtes » mais non « paritaires » ! En outre, les Siamois n’ont aucun droit de contrôle sur l’établissement de la liste des Siamois qui viennent se placer sous notre « protection ». C’était le fruit de la pression conquérante de la France. C’est peu de chose me direz-vous ? Il y a, en 1907, 30 Français inscrits consulaires, il y en avait 6 en 1906, il y en aura 200 en 1910. Les « protégés » inscrits consulaires de nos protectorats (annamites, laos et khmers) sont environ 15.000.
C’est déjà beaucoup, nous ne sommes en 2010 que 10.000 français inscrits consulaires (qui ne bénéficient en réalité d’aucun privilège et d’une protection inexistante). Le Siam a, à cette époque, environ 6 millions d’habitants, il y en a ou en aurait 600.000 à Bangkok dont « presque » la moitié sont ou seraient des Chinois. Et bien 200.000 chinois (je dis bien...) s’en sont donné à coeur joie et se sont placés en toute connaissance de cause sous notre « protection consulaire ». Ce ne sont que 3 % de la population peut-être mais (probablement sinon plus ?) ceux qui contrôlait 90 % du commerce siamois, qui échappait ainsi totalement à la juridiction siamoise.
La juridiction des consuls de France valait-elle mieux que celle des tribunaux siamois ?
Imaginons, par simple comparaison, que 3 % de la population française d’origine allogène (il y en a en réalité probablement 10 %) échappe à nos tribunaux pour se faire rendre justice par le Consul d’Algérie ou celui du Mali ou celui d’Italie ou celui d’Arménie ? Imaginons que le Consul d’Algérie considère que l’un de ses ressortissants a été mal jugé par nos tribunaux et « évoque » l’affaire devant sa propre juridiction ? Mieux vaut en rester là.
Ce n’est là que l’aspect visible de l’iceberg, mais lorsque je lis ou entend en permanence que la Thaïlande, a sa « spécificité » parce qu’elle n’a jamais été « colonisé » et bla bla bla, et bla bla bla, et bla bla bla, je reste songeur..... Ce ne fut pas la colonisation des Espagnols aux amériques (heureusement pour les Siamois) ni celle des Anglais aux mêmes amériques (pas de peaux- rouges à fusiller ici puisque les Siamois sont jaunes) mais combien plus sournoise et plus insidieuse.
Il est patent que ces traités sont des traités inégalitaires au sens que le droit international donne à ce concept, et ont été conclu sous la menace :
En 1893 le Roi du Siam dispose d’une armée de 12.000 hommes et le corps de sa garde personnelle, 600 hommes à pied et 300 à cheval.
Les effectifs d’une division, alors qu’à la même époque la France a un demi-million d’hommes sous les drapeaux, incorporés dans 20 corps d’armée comprenant chacun plusieurs divisions. La marine thaie comprend 2 corvettes de 2000 tonnes et 8 canons, 3 canonières de premère classe (1250 tonnes et 17 canons), 4 canonières de deuxième classe (780 tonnes, 8 canons), 2 yachts de 875 tonnes et 2 canons, 2 vapeurs à aubes (500 tonnes et 2 canons) et « 1 croiseur ».
Le « grand amiral de la flotte siamoise », à l’époque un aventurier danois qui se fait appeler « de Richelieu », pas moins, est en réalité un amiral de bateau lavoir. Nous reparlerons de lui bientôt.
Quelques années plus tôt, en 1869, un autre aventurier français, un voyou originaire de la Butte-Monmartre, Ganier, qui se fait appeler « Ganier d’Albin » (nous en reparlerons aussi) revient en France se mettre au service de Gambetta comme Colonel
puis de la commune comme Général, lors de la guerre prusienne. Il se parait de son titre bien réel de « Général en chef des armées de sa Majesté, le Roi du Siam ». Il commandait en réalité les quelques centaines de soldats de la garde personnelle du monarque qui constitutait alors l’armée siamoise, c’est à dire un bataillon !
Les Allemands tenaient le système postal, les Anglais le système portuaire, les Danois, la gendarmerie et la marine de guerre, les Français ont tenu plus de 50 ans le système judiciaire commercial c’est à dire le poumon du pays.
Abandonner des pans entiers de souveraineté pour conserver une parcelle de souveraineté ? et bla bla bla, et bla bla bla, je continue à rester songeur.....
Dans une monarchie absolue, le souverain exerce souverainement le pouvoir judiciaire, même s’il le délègue à ses tribunaux. Les rois de France le considéraient comme le plus beau fleuron de leur couronne au point de parfois l’exercer immédiatement, tel Saint Louis sous le chêne ! L’abandon par le Siam d’une partie du pouvoir judiciaire, déjà inscrit dans le traité de 1856 et celui de 1893 est achevé par le traité du 13 février 1904.
Sa récupération en 1907 est énorme.
Elle marque le réveil de l’esprit national. A l’exemple des Japonais qui viennent de triompher militairement des Russes,
un ébranlement et un réveil d’activités incontestablement causés par les victoires japonaises qui prend toute sa signification si l’on considère ce qui se passe à la même époque en Chine, victime elle aussi des « traités inégaux » où des vélléités analogues se manifestent avec une singulière intensité.
C’est un épisode de la rénovation de l’Asie, « Plus d’immixion, plus d’expansion, plus d’humiliations » dit R. de Caix. Mais voilà bien une substilité linguistique ! « plu » ou « plusse » ? Comment l’interprétez-vous ?
Dire et redire que la Thaïlande n’a jamais été colonisée revient à dire que Tunisie et Maroc, placés sous notre « protectorat » tout en conservant leur sultan ou leur roi ne l’ont jamais été.
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Le texte officiel des traités : « Directory for Bangkok and Siam » (année 1914)
Les statistiques administratives : « Almanache de Gotha », diverses années.
Sur la marine de guerre : Commandant de Balincourt, « les flottes de combat », diverses années
Vicomte Robert de Caix « le nouveau traité franco-siamois » 1907
« Questions diplomatiques et coloniales » années diverses
Nota
Sans entrer dans le détail de traités qui ne concernant plus notre sujet, je relève – ejusdem farinae - dans le « traité d’amitié et de commerce entre la Grande-Bretagne et le Siam » du 18 avril 1855 l’existence d’un privilège de juridiction pour les sujets britanniques en litige avec un siamois et – au passage parmi des privilèges commerciaux exorbitants - la liberté du négoce de l’opium ! Il y est précisé, l’aveu est ahurissant, que les plénipotentiaires anglais, ignorant la langue siamoise, la version anglaise est la seule bonne. « Her Britannic Majesty’s plenipotentiary having no knowledge of the Siams language… ».
Une autre convention du 29 novembre 1889 précise au cas où les Siamois l’auraient oublié que la protection consulaire britannique couvre les sujets britanniques évidemment et tous ceux originaires des dominions (sauf erreur, Birmanie, Malaisie et Indes). Combien y avait-il d’indiens (i.e. aujourd’hui, indiens et pakistanais) au Siam à cette époque ?
Le traité conclu avec l’Allemagne le 7 février 1862 crée lui aussi un privilège de juridiction mais curieusement, c’est la version anglaise qui l’emporte ?
Voilà une bien simple explication à la pléthore de bureaux consulaires à cette époque : Pour l’année 1907, la France, en sus du Consulat général de Bangkok, entretient un consulat à Chantaboun, Korat, Nan, Oubon et Chiangmaï.
L’Angleterre en sus du Consulat de Bangkok, entretient un consulat à Pukhet, un autre à Chiangmaï et un troisième à Kédah (le sultanat n’est pas encore passé sous la suzeraineté anglaise).
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Vanupied 21/01/2016 06:53
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 21/01/2016 23:32
naga 05/10/2013 01:21
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 05/10/2013 02:13
Jeff de Pangkhan 05/09/2011 11:18
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 06/09/2011 01:57
JPSIAM 05/09/2011 10:41
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 06/09/2011 01:52
JPSIAM 31/08/2011 10:52
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 05/09/2011 09:14