Non, ce n’est pas un groupe de rock, mais des professeurs de droit dont on parle beaucoup dans la presse anglophone thaïlandaise. Il nous a paru intéressant, en lisant l’interview réalisée par G. Poissonnier* pour le Petit Journal, de Piyabutr Seangkanokkul du groupe Nitirat, de connaître leur point de vue dans le débat actuel concernant la loi de lèse-majesté qui divise la Thaïlande ou plutôt les différentes forces politiques du pays.
1/ Nous étions d’autant plus intéressés que nous avions été choqués de voir le chef de l’armée (et les forces d’opposition qu’ils représentent) intervenir dans le débat public pour décider ce qui doit être réformé ou pas, et pour vouloir interdire au groupe Nitirat (un groupe de 7 professeurs de droit) de réfléchir sur la Constitution et sur l'amendement des lois qui concernent le lèse-majesté.
« Le chef de l’armée, le général Prayuth Chanocha, a demandé au groupe Nitirat d’arrêter de travailler sur l'amendement des lois qui concernent la lèse-majesté.« La société thaïlandaise ne pourra pas continuer d’exister si nous laissons les gens violer la loi sur la diffamation (ndlr : de la monarchie), a déclaré Prayuth, dont les propos ont été rapportés par le Bangkok Post. » ». **
Le chef de l’armée allait même plus loin, en invitant ceux qui veulent réformer les lois qui protègent la monarchie à quitter le pays et trouvait « inconvenant » et « inapproprié » que les médias et les réseaux sociaux puissent « en discuter ». Il reconnaissait quand même que la Thaïlande était une démocratie, mais qu’ « il ne faut pas aller trop loin ».***
2/ Le chef de l’Armée aurait gagné à expliciter ce qu’il entendait par « ne pas aller trop loin ». On aurait pu ainsi lui rappeler qu’il est dans une monarchie constitutionnelle, qui a donc de fait une constitution. Une constitution**** qui définit donc (ou doit définir) les droits et les libertés des citoyens ainsi que l'organisation et les séparations du pouvoir politique (législatif, exécutif, judiciaire) .
On aurait pu lui rappeler l’Article 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, qui disait :
"Toute Société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n' a point de Constitution."
Mais à quoi bon.
Il sait bien que la monarchie constitutionnelle thaïlandaise a une histoire … plutôt militaire.
(Cf. notre article http://www.alainbernardenthailande.com/article-a30-les-elections-du-3-juillet-2011-en-thailande-75353534.html
Déjà la révolution de palais qui avait mis fin à la monarchie absolue le 24 juin 1932 avait vu la mise à l’écart des « civils » et à la prise en main du Pouvoir par les militaires. Nous avons décrit cette « démocratie » singulière : souvent « interrompue » (18 fois), avec de nombreuses règles du jeu politique modifiées (18 fois) et depuis 1932 dirigée pendant plus de 50 ans par des militaires (sur 80 ans !), avec 10 officiers supérieurs comme 1er ministres depuis 1946. (in notre article A 50. Clés pour comprendre la politique en Thaïlande.)
Le roi actuel a donc connu 18 coups d’Etat, dont le dernier organisé par le le général Sonthi Boonyaratglin remonte au 19 septembre 2006, et avalisé le lendemain par un décret royal légitimant le renversement d'un gouvernement considéré comme responsable de dérives affairistes et autocratiques menant le pays au "désastre". Sonthi prend alors la tête d'un gouvernement provisoire et du Conseil pour une Réforme Démocratique sous l'égide de la Monarchie Constitutionnelle …
Depuis il y a eu les élections du 3 juillet 2011 et le retour de la démocratie.
3/ Une démocratie très encadrée.
Une démocratie où le chef de l’Armée intervient dans le débat public, et utilise la loi de lèse-majesté pour faire taire les opposants, avec toujours la menace à peine voilée d’un futur coup d’Etat.
Le combat politique choisi par le général et les opposants se fait donc actuellement à l’aide de la loi dite de lèse-majesté instrumentalisée à des fins politiques, et du refus de la proposition d’une loi d’amnistie (censée légitimer, pour les opposants, le retour de l’ancien premier Thaksin, frère de l’actuelle première ministre).
Il s’agit bien de discréditer le gouvernement en place qui pour l’instant est sur la défensive et pour ne pas être en reste, intervient auprès des réseaux sociaux (Facebook et Twitter) pour faire effacer des milliers de pages et auprès du navigateur Google pour retirer des vidéos de Youtube considérées comme insultantes pour la monarchie ». Reporters Sans Frontières a estimé que depuis son arrivée au pouvoir, le gouvernement de la Premier ministre Yingluck Shinawatra s’est montré pire que son prédécesseur en termes de censure de l’Internet. "Si la Thaïlande continue d’emprisonner des internautes au nom du lèse-majesté, elle rejoindra le clan des pays les plus liberticides envers le Web. (cité dans le Petit Journal)****
Dans ce contexte le groupe Natirat (la « loi pour le peuple) est vu, actuellement, comme une menace par l’opposition. Pourquoi ?
4/ Qui est ce groupe Natirat et qu’ont-ils fait ? (Cf. l’interview, in Le Petit Journal*)
Le groupe a été officiellement constitué le 19 septembre 2010. Il est composé de sept membres, sept professeurs de droit, tous enseignants à la faculté de droit de Thammasat à Bangkok. Ils ont tous étudié à l’étranger, en France ou en Allemagne.
Ils se sont donnés deux objectifs :
- créer une véritable idéologie de l’Etat de droit en Thaïlande et contribuer à réformer en profondeur la vie politique thaïlandaise.
- « Réformer la vie politique (…) : il faut que le peuple thaïlandais prenne en main son destin et ne le confie plus à des institutions (armée, monarchie, pouvoir judiciaire) qui ne doivent pas être des acteurs politiques.
Ils ont déjà à leur actif des actions conséquentes.
Ils ont :
- proposé en mars 2011 de réformer l’article 112 du code pénal thaïlandais qui réprime le crime de lèse-majesté.
- commenté dans les revues juridiques les décisions de la Cour constitutionnelle.
« Nous étions parvenus au constat commun que les décisions rendues par les juges constitutionnels après le 19 septembre 2006 avaient finalement abouti à valider le coup d’Etat et toutes les normes juridiques qui ont été adoptées par le pouvoir issu de ce coup d’Etat. Il s’agit d’une situation d’instrumentalisation du droit à des fins politiques. Nous critiquions dans nos commentaires de jurisprudence cette réalité, mais nous étions impuissants face à cela.
- décidé de parler au public et de formuler des propositions, « bref de devenir un acteur au lieu d’être juste commentateur ».
« Nous ne sommes plus aux conférences/débats organisés dans le cadre de l’Université, aux revues, CD, vidéos disponibles sur Youtube(…) Nitirat a rencontré un écho et un soutien auprès de journalistes, artistes, intellectuels. « Et la presse anglophone présente en Thaïlande (ndlr : The Nation et Bangkok Post), la presse internationale ainsi que les ambassades ont commencé à s’intéresser à nos travaux. ».
- lancé une campagne pour déposer au Parlement, dans le cadre du droit constitutionnel de pétition, une proposition de loi visant à réformer l’article 112.
« Grâce à l’aide d’associations, nous avons recueilli près de 30.000 signatures et nous les avons déposées au bureau du président du Parlement en mai 2012. »
- publié un rapport en septembre 2011 « proposant aux pouvoirs publics et aux juristes de constater l’illégalité du coup d’Etat et la nullité de tous les actes juridiques adoptés par le gouvernement issu du putsch ». « Ce rapport, suivi d’une conférence à l’Université de Thammasat en janvier 2012, a fait beaucoup de bruit ».
5/ Et de constater :
- « C’est à partir de ce moment-là que nous avons été critiqués par les élites. Elles se sont senties menacées parce que ce sont elles qui ont "validé" le coup d’Etat : juges, personnel politique, militaires, entourage du roi, hauts fonctionnaires etc. »
- « Du jour au lendemain, le groupe Nitirat a été accusé d’être un allié de Thaksin et d’être financé par les "Chemises rouges". «
- « Les menaces et les insultes dans les médias et sur internet ont commencé ».
On pouvait s’en douter.
On peut comprendre désormais, pourquoi « le chef de l’armée, le général Prayuth Chanocha, a demandé au groupe Nitirat d’arrêter de travailler ».
6/ Un projet révolutionnaire ?
On peut dire à la lecture des propos de Piyabutr Seangkanokkul du groupe Nitirat, que leurs projets sont révolutionnaires dans le contexte actuel, et au vue de l’Histoire du pays. Il l’avoue d’ailleurs en disant « Soyons raisonnables : ce n’est pas envisageable avec le roi actuel, qui est vénéré par la population ».
Le groupe Nitirat veut en effet » proposer, à partir d’une réécriture de la constitution de 2007, une nouvelle constitution, « vraiment démocratique que tous les représentants institutionnels, y compris le roi, devront s’engager à respecter par une prestation de serment », une constitution qui indiquera clairement la séparation des pouvoirs, (ou l’armée, la monarchie et le pouvoir judiciaire n’auront aucun rôle politique à jouer).
Une constitution où les juges seront indépendants, jugeront au nom du peuple et non du roi. Ils ne seront plus au service d’une élite, ils ne devront plus « instrumentaliser le droit à des fins politiques », ne plus intervenir pour éliminer des « adversaires » politiques.
Il donne trois exemples qui montrent que la Cour constitutionnelle n’a pas hésité à se mettre au service de l’armée ou d’un camp politique, oubliant que son rôle était de s’en tenir aux règles de l’Etat de droit ( comme : En mai 2007, la Cour constitutionnelle a pris la décision de dissoudre le parti Thai Rak Thai et de déclarer inéligibles 111 membres de son bureau politique pour 5 ans. Cette décision a été prise en application d’un décret-loi adopté par le général Sonthi autorisant la dissolution d’un parti et le bannissement de la vie politique dans certains cas.)
Révolutionnaire ?
Le groupe veut donc que le Roi n’ait plus de rôle politique, que l’Armée reste dans les casernes, que les juges soient indépendants, que le Pouvoir ne soit plus au service des élites et des grands groupes financiers de Bangkok, que la nouvelle monarchie constitutionnelle soit comme en Belgique, aux Pays-Bas, en Norvège, en Grande-Bretagne.
Bref, il veut une autre Thaïlande.
Et ce ne sont pas les quatre nouveaux projets du groupe qui vont rassurer l’Armée, le pouvoir royal, et les « opposants » du gouvernement, des « rouges » et de Thaksin.
Certes, celui d’écrire et de proposer une nouvelle constitution, qui remplacera celle de 2007, (dépourvue de légitimité, précise-t-il), peut se concevoir . Ce ne serait après tout que la 19 ème depuis 1932.
Mais quand on propose une réconciliation tout en voulant juger les auteurs du coup d’Etat de 2006 (du moins c’est ainsi que nous lisons « une réconciliation ne pourra se faire sans une remise en cause de l’impunité complète dont bénéficient les auteurs d’actes illégaux »), on peut se douter que les généraux et officiers supérieurs impliqués ne seront pas d’accord !
Quand ensuite on se propose de « vulgariser auprès de la population thaïlandaise les sciences juridiques et l’histoire politique du pays », on ne peut qu’approuver ce vaste et ambitieux programme éducatif.
Mais quand on précise « Il s’agit d’aller au-delà de ce qui est proposé le plus souvent dans les médias ou à l’école et qui s’apparente plus à une histoire de la royauté qu’à une histoire du peuple et de ses dirigeants politiques », on semble ignorer que l’on s’en prend à la Thainess, au pouvoir royal, à l’Histoire « officielle » de l’idéologie nationaliste, (maintes fois présenté dans ce blog). On propose ni plus ni moins une véritable révolution.
Enfin, quand on croit qu’il suffit « de promouvoir un projet de loi constitutionnelle qui reconnaîtra que tous les actes juridiques pris en application du gouvernement issu d’un coup d’Etat sont nuls et sans effet. », on se décrédibilise et on avoue son ignorance historique et géopolitique, et au mieux une naïveté étonnante. Comme si, qu'il suffisait d’écrire une « belle » constitution pour qu’elle soit respectée.
En attendant, les élections du 3 juillet 2011 n’ont pas éliminé les anciens « putchistes » et leurs complices. Ils sont toujours en place et comptent bien revenir au Pouvoir. Ils tiennent leur légitimité du pouvoir royal, et ont donc intérêt à brandir quotidiennement l’article de lèse-majesté pour faire taire, discréditer, emprisonner … et faire croire que leurs adversaires politiques (la majorité actuelle, les « Rouges », l’ancien 1er ministreThaksin) … ainsi que le groupe Nitarat menacent la monarchie.
On peut constater que cette tactique est efficace et musèle pour l’instant les velléités réformatrices politiques du gouvernement, qui joue « l’apaisement » pour faire voter sa loi d’amnistie qui permettrait ainsi le retour de Thaksin.
Et le général Prayuth Chanocha, chef des Armées est toujours en place !
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*INTERVIEW – Piyabutr Saengkanokkul, membre du groupe contreversé Nitirat,
Écrit par Ghislain Poissonnier
(http://www.lepetitjournal.com/bangkok.html) mardi 26 juin 2012
** Y.F. (http://www.lepetitjournal.com/bangkok.html) mercredi 21 décembre 2012
*** Le chef de l'armée thaïlandaise, le général Prayuth Chanocha, a défendu vigoureusement hier les lois qui protègent l'image de la monarchie, en invitant à quitter le pays ceux qui veulent les réformer. Le général a jugé le débat public, qui a lieu actuellement notamment dans les médias et les réseaux sociaux, inconvenant. "Il est inapproprié d'en discuter. Personnellement, je contribuerai à la sécurité nationale par la protection" de la monarchie, a-t-il déclaré aux journalistes (…) "Bien que nous soyons une démocratie, il ne faut pas aller trop loin".
****Ou bien encore à propos des réseaux sociaux et de Google :
Les réseaux sociaux tels Facebook ou Twitterfournissent aux pourfendeurs de la législation une plate-forme pour la critiquer, alimentant le débat sur la lèse-majesté. En novembre dernier, le gouvernement avait demandé à Facebook d'effacer plus de 10.000 pages qui contiennent des photos ou commentaires considérés comme insultants envers la monarchie.
(http://www.lepetitjournal.com/bangkok.html avec AFP) vendredi 16 mars 2012
Le groupe Internet Google a révélé dimanche soir que le ministère thaïlandais de l'Information, des Communications et des Technologies lui avait demandé de retirer de son site YouTube 149 vidéos considérées comme insultantes pour la monarchie. Le célèbre moteur de recherche s’est plié aux exigences du gouvernement de Yingluck Shinawatra et a restreint le visionnage pour 70% de ses requêtes.Y.F. (http://www.lepetitjournal.com/bangkok.html avec AFP) mardi 19 juin 2012
Y.F. (http://www.lepetitjournal.com/bangkok.html avec AFP) mardi 19 juin 2012
Les autorités thaïlandaises ont bloqué plus de 5.064 pages Internet depuis décembre car elles contenaient des éléments jugés insultants envers la monarchie, a annoncé mercredi la police. "Entre décembre et mars, nous avons remarqué que les posts inappropriés ou insultants envers la monarchie sont de moins en moins nombreux", a néanmoins révélé le porte-parole de la police nationale, Piya Utayo, sans expliquer les causes de cette baisse.
Le roi Bhumibol, hospitalisé depuis septembre 2009 et âgé de 84 ans, jouit auprès de certains de ses sujets d’un statut de demi-dieu. Le crime de lèse-majesté est puni de 15 ans de prison, pour toute atteinte à l'image de la famille royale. Et au nom du Computer Crime Act, adopté en 2007, les actes de diffamation et la publication de fausses rumeurs en ligne sont passibles de cinq ans d’emprisonnement. Dans son rapport annuel sur la liberté sur Internet publié lundi, l’organisation non gouvernementale Reporters Sans Frontières a estimé que depuis son arrivée au pouvoir, le gouvernement de la Premier ministre Yingluck Shinawatra s’est montré pire que son prédécesseur en termes de censure de l’Internet. "Si la Thaïlande continue d’emprisonner des internautes au nom du lèse-majesté, elle rejoindra le clan des pays les plus liberticides envers le Web", indique le rapport. Les réseaux sociaux tels Facebook ou Twitter fournissent aux pourfendeurs de la législation une plate-forme pour la critiquer, alimentant le débat sur la lèse-majesté. En novembre dernier, le gouvernement avait demandé à Facebook d'effacer plus de 10.000 pages qui contiennent des photos ou commentaires considérés comme insultants envers la monarchie.
(http://www.lepetitjournal.com/bangkok.htmlavec AFP) vendredi 16 mars 2012
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jeffdepangkhan 02/07/2012 10:22
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 02/07/2012 12:27