Histoire
Nous avons déjà relaté dans notre article 11 sur l’ Isan lao qu’ Aymonier , en 1885, avait noté que chez les Laos de l’Isan, l’indulgence était générale pour « les péchés de la chair », et que les filles étaient aussi sources de revenus.
La coutume des « cours d’ amour » était souvent détournée. On accepte les réunions de jeunes le soir dans les cases. Mais si la jeune fille dénonce la « faute » commise, « Tout est tarifé : tant pour la prise de main, tant pour la prise de taille et des seins, et tant …pour les dernières faveurs ». Le garçon doit payer ou épouser. La somme dépend de la Province et de la situation des parents. Mais non sans humour, Aymonier précise que les Laotiens ne sont pas à l’abri des idées novatrices et que certains mandarins demandent à leur fille de garder « leur capital intact ».
Mais l’évocation de l’Histoire, des « coutumes locales », n’expliquent en rien ce passage de la « coutume » à l’industrie du sexe. On pourrait aussi se demander pourquoi les filles tarifées sont essentiellement originaires des zones rurales du Nord et du Nord-est de la Thaïlande.
Les problèmes sociaux et économiques
Tout d’abord, bien souvent, une triste réalité sociale et économique, avec un schéma hélas bien connu :
Dans un contexte mondial de capitalisme agressif néolibéral, on observe le bouleversement des structures sociales qui affecte grandement les zones rurales, et pousse aux migrations vers les villes, favorise l’économie informelle, notamment les industries du sexe, et les déstructurations sociales.
Au niveau local, les structures traditionnelles sont ébranlées.
On observe une forte proportion de jeunes maris violents, « alcooliques » et infidèles. De plus beaucoup de femmes sont abandonnées par leur ami ou mari à la naissance de leur enfant. Les filles ont peu d’opportunités d’emploi dans leurs villages. La pression des dettes ? la facilité de laisser l’enfant aux grands parents pendant des années, incitent les jeunes femmes à tenter leur chance en ville. Même si certaines ont la « chance » de trouver un emploi, celui-ci est peu rémunéré, et ne peut suffire à subvenir aux besoins essentiels et à rembourser les dettes de la famille. Une restructuration, une mise au chômage, un coup dur, les conseils avisés d’une copine, les promesses de l’argent facile et conséquent, incitent certaines à tenter « l’aventure » … avec une tradition et une idéologie « permissive » et une adaptation à l’offre du tourisme sexuel ?
« Sans trop élaborer, on peut dire que le grand courant migratoire du Nord-Est est passé et que l’afflux vient plutôt d’une ressource longtemps ignorée et pourtant essentielle : […] Le sacrifice des filles, une tradition bien ancrée en Thaïlande, ne va pas contre la culture locale et reste rentable. Les filles restent donc un bien meilleur investissement que les projets touristiques ou l’agriculture. Travailler la terre donne aux gens de l’Isan une respectabilité face aux citoyens urbains éduqués, mais les gens du Nord-Est eux-mêmes déconsidèrent leur travail et veulent autre chose pour leurs enfants (le miroir aux alouettes du développement et la prise de conscience d’avoir été abandonnés). Alors, nombreux sont les parents à faire semblant de ne pas voir la réalité et (…)on accepte que les filles isan soient associées à la prostitution et qu’elles se sacrifient en se mariant avec des Occidentaux pour le bien de leur famille »,dans le meilleur des cas, ou aillent « travailler » en ville ou dans les centres touristiques. (Jacques Ivanoff, in Construction ethnique et ethnorégionalisme en Thaïlande, in Carnet de l’IRASEC n°13, 2010).
Il a donc fallu à la fois une tradition qui « sacrifiait » souvent la cadette pour aider la famille, et une idéologie qui acceptait cette pratique pour les farangs dans la mesure où elle ne touchait que les « filles « de l’Isan (et du Nord), non « concurrentiels » pour les Thaïs Siamois.
Depuis, cette « pratique « s’est développée et est devenue un apport économique conséquent. Elle est aussi le plus souvent un signe de réussite et de prestige.
Toutefois , il n’est nul besoin d’être un « expert » pour savoir que les pratiques tarifées sont multiples selon les gogos, bars, massages , discos, bordels, rencontres internet, sponsoring, freelance …, voire complexes . En effet , à l’intérieur même de chacun, des statuts différents opèrent, comme par ex. dans les gogos, les « artistes » et les autres , dans les massages , les body et les autres , celles qui choisissent le fixe et celles qui viennent à leur convenance ; dans les bars , celles qui ont des horaires et les freelances, dans les discos, celles qui sont déjà sponsorisées (pour certaines par plusieurs) et celles qui doivent absolument assurer leur quotidien… Il y a celles qui sont « libres » et celles qui sont « prisonnières » dans les bordels … celles qui vont avec les farangs, celles qui vont avec des asiatiques ou des Thaïs …
Certes, les filles soutiennent leur famille, mais la majorité garde l’essentiel pour elles ou pour leurs copains thaïs (A Pattaya, il se dit que plus de 50% seraient dans ce cas). Il est difficile de ne pas croire que la recherche de l’argent ne soit pas le principal moteur, et qu’elles ne recherchent pas celui qui lui donnera sécurité et les signes évidents de sa « réussite ». L’ « amour » sans doute joue aussi un rôle parfois.
Bref, beaucoup de familles d’Isan ne doivent leur survie « économique » qu’au mandat envoyé par leur fille. Et beaucoup espèrent que leur fille trouvera un mari farang capable de les aider de façon plus « substantielle ».
« En attendant les bienfaits du développement, une illusion entretenue par tous les politiciens qui voient dans le Nord-Est surtout un réservoir de voix, les habitants comptent sur leurs filles. D’ailleurs Buapan Promphaking, un professeur associé à l’université de Khon Kaen, estime que le nombre actuel de couples transculturels dans les dix-neuf provinces (20 aujourd’hui) est proche des 100 000, c’est-à-dire 3 % des foyers de la région « (cité par Ivanoff)
De plus, un nombre conséquent de filles Isan se sont mariés et vivent à l’étranger et envoient chaque mois des devises à leur famille.
On peut voir aussi de plus en plus de retraités qui s’installent dans les villes de l’Isan et villages avec leur compagnes ou femmes, avec la dot, la maison que l’on construit, la retraite qui est virée …De plus, internet va considérablement faciliter et augmenter leur nombre dans les années à venir.
Au niveau local, le consumérisme fait de ravages et incitent de plus en plus des lycéennes et étudiantes à se prostituer occasionnellement pour suivre la mode et s’offrir les téléphones portables ou gadgets électroniques récents. Déjà en 1995, Sakayaphan, coordonnateur du Réseau pour les enfants, les femmes et les familles à Udon Thani, déclarait que « le problème de la prostitution d'écolières est devenue un problème grave à Udon Thani, et que des milliers d'élèves du secondaire sont impliqués dans le commerce de la chair. » (7000, précisait-il !).
En guise de conclusion
On aimerait croire que le tourisme sexuel ne soit pas une fatalité, mais il est devenu une industrie puissante et florissante, présente partout en Thaïlande, une destination pour des millions de touristes asiatiques et occidentaux. Pire, un lieu de détente « normal » pour de nombreux Thaïs.
Il est devenu pour de nombreuses filles d’Isan, le seul moyen pour vivre décemment et subvenir aux besoins essentiels de leurs familles. Et « trouver un farang » devient un rêve, pour afficher les signes de la réussite matérielle. En 1854, si Mgr Pallegoix constatait que l' impôt sur les femmes publiques ne rapportait que 50 000 bahts par an et arrivait en 26e position comme source de profit pour l'état », il est fort probable, que ces revenus occupent une meilleure place aujourd’hui et jouent un rôle important dans l’économie locale. Pire, il est même à craindre que le consumérisme et l’utilisation généralisée d’internet va faciliter les rencontres « tarifées » et multiplier les couples mixtes (fondés sur l’argent ?). ( Cette réalité existe aussi en Occident , évidemment)
Mais il ne faut pas oublier, nous dit Poulin, que « L’industrie du sexe est de plus en plus considérée comme une industrie du divertissement, et la prostitution comme un travail légitime. Elle est pourtant basée sur une violation systémique des droits humains et une oppression renforcée des femmes. »
Cette triste réalité n’empêche pas de s'atteler aux vrais problèmes de la population locale et de lutter contre la paupérisation criante.
Jacky 04/08/2012 08:59
grande-et-petites-histoires-de-la-thailande.over-b 04/08/2012 09:09